La problématique du colloque, et l’analyse des 11 objets artistiques créés pour accompagner le colloque, dans le cadre de l’exposition "Sacrées idoles !"
Texte de Jérôme Cottin
Ma réflexion voudrait tenter de nouer la gerbe, concernant notre collaboration entre les sciences humaines, et en particulier la théologie, et des artistes plasticiens, autour du thème de l’idole. Je partirai pour cela de l’opposition entre les deux notions d’idole et de symbole, formulée par le philosophe Paul Ricoeur : « Nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’avons pas fini de faire mourir les idoles, et qui commençons à peine d’entendre les symboles ». Je proposerai ensuite une relecture des œuvres exposées dans l’exposition « Sacrées idoles ! », en montrant qu’elles nous aident à mieux entendre les symboles, précisément. Puis j’avancerai que la théologie, elle aussi, redécouvre le pouvoir symbolique de la parole, mais aussi des objets, des gestes et des corps, tout cela au service d’une Parole qui dépasse notre entendement. Le dialogue entre arts contemporains et théologie se poursuit, pour dessiner les contours d’une théologie inculturée dans notre post-modernité (et post-chrétienté), que j’appelle de mes vœux.
1. Mort des idoles, naissance des symboles
« Nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’avons pas fini de faire mourir les idoles, et qui commençons à peine d’entendre les symboles » .
Les idoles sont-elles mortes ou en train de mourir ? Oui, pour au moins trois raisons :
– a) La pierre, le métal, le bois, ne sont plus des dieux qui agissent et qui parlent, comme le prophétisait en le dénonçant le Deutéronome (4,28) : « Là-bas, vous servirez des dieux qui sont l’ouvrage de la main des hommes : du bois, de la pierre, incapables de voir et d’entendre, de manger et de sentir » . Cela, grâce à l’évolution du concept d’image, à l’émergence de la notion d’esthétique depuis la première Modernité, ainsi qu’au travail des artistes et des plasticiens, qui s’intéressent à ces matériaux pour leur capacité expressive propre, et non parce qu’ils incarnent des divinités.
– b) Les idoles sont même tellement mortes que le mot a changé de nature, ; il ne désigne plus un objet [pl. 3] ; il évolué sémantiquement pour qualifier une personne publique que l’on admire. On peut ainsi lire fréquemment les expressions suivantes [pl. 4] : telle personne (chanteur, sportif, artiste, personnalité politique) est « une véritable idole », [pl. 5] ou « une idole populaire », ou « l’idole des jeunes » [pl. 6]. Le mot « idole » s’est métamorphosé en son contraire, et tend même à devenir synonyme d’un mot qui lui était opposé il y a quelques décennies, le mot « icône » : les deux termes deviennent équivalents [pl. 7].
Les parfums Lancôme ont même créé un produit cosmétique dénommé « Idôle » (avec accent circonflexe). Est-ce pour télescoper les deux mots idole-icône, ou est-ce un rappel de l’accent circonflexe de la marque ?
– c) Même dans les Arts premiers ou non-occidentaux, pour lesquels de nombreux objets plastiques restent liés à des rituels religieux, non et pré-chrétiens, à des pouvoirs magiques ou occultes, on ne parlera plus d’idolâtrie. Les recherches en ethno-sociologie nous ont rendu prudents dans nos jugements esthétiques, qui sont beaucoup plus culturellement situés qu’on ne l’imagine. L’ouvrage récent de Philippe Descola, Les formes du visible , montre à quel point notre conception occidentale de l’art n’est qu’une des manières, culturellement et historiquement située, d’appréhender un objet visuel.
Mais les idoles ne sont toutefois pas totalement mortes. En effet :
– Il y a d’abord ce que j’appelle un archaïsme calviniste : dans le protestantisme réformé l’idée reste encore présente qu’une image qui nous plait, qui nous séduit, est une idole. A l’origine de l’idée de ce colloque, il y a eu la réaction d’un auditeur protestant, lors d’une conférence que je donnais, et au cours de laquelle je commentais un tableau ancien sur la résurrection. Cette personne m’a interrompu pour me demander : « Et que faites-vous du second commandement du Décalogue : « Tu ne (te) feras pas d’images » ?
– Mais c’est surtout en tant que structure de pensée que l’idole reste actuelle : l’idole est en nous, non dans un objet. Cette idée, déjà énoncée dans la Bible, est reprise par certains psychologues contemporains, en particulier Lacan : « Les idoles sont de mental, pas de métal » . Les Réformateurs avaient déjà souligné le fait que fondamentalement, l’idole, l’idolâtrie, est une structure de pensée, non un objet matériel. Ainsi Luther dans le Grand Catéchisme [pl. 8] :
Les païens, à vrai dire, érigent en idoles leur propre fiction et rêverie de Dieu, et se confient en un pur néant. Il en est de même de toute idolâtrie, car elle ne réside pas seulement en ce qu’on élève et adore une statue, mais bien, et avant tout, dans le cœur qui regarde ailleurs, cherche son secours et sa consolation auprès des créatures […], et surtout ne voit pas que les bienfaits qui lui échoient lui viennent de Dieu.
Karl Barth, le plus grand théologien protestant du 20e siècle, a même poussé le paradoxe plus loin, en disant que même le mot « Dieu » peut devenir une idole :
"Il n’est aucun homme qui consciemment, inconsciemment ou à moitié consciemment, ne possède son dieu ou ses dieux, représentant l’objet de ses aspirations les plus hautes et de sa confiance la plus totale".
Dans la même ligne, le théologien de Lausanne Pierre Gisel reprend cette idée que toute activité humaine, si elle n’est pas consciente de ses limites, court le risque d’être entachée d’idolâtrie :
"En dehors d’une structure où se jouent ensemble l’expérience d’un manque et la conversion à une source de fécondité dont je ne suis pas l’origine, toute activité humaine sera secrètement porteuse de mort, effet dévorant de pouvoirs usurpés".
L’idole est donc ontologiquement présente en nous, voilà qui fonde le pessimisme anthropologique protestant.
Ainsi en est-il des idoles, qui ne sont pas encore tout à fait mortes.
Mais qu’en est-il des symboles, que nous avons tant de mal à entendre ? Il nous faut d’abord les découvrir, puis apprendre à mieux les écouter. Cette injonction de Ricoeur, je ne peux pas m’empêcher de la rattacher à la célèbre assertion du philosophe parisien : « Le symbole donner à penser ». Je le cite, alors qu’il commente sa propre formule :
« ’Le symbole donne à penser’ : cette sentence qui m’enchante dit deux choses ; le symbole donne ; je ne pose pas le sens, c’est lui qui donne le sens ; mais ce qu’il donne c’est « à penser », de quoi penser. A partir de la donation, la position ; la sentence suggère donc à la fois que tout est déjà dit en énigme et pourtant qu’il faut toujours tout commencer, et recommencer dans la dimension du penser".
Avant de voir comment la théologie s’est appropriée récemment cette pensée symbolique que Ricoeur appelle de ses vœux, on va la repérer dans quelques exemples de créations artistiques contemporaines. Rien de plus facile, puisque nous avons des exemples sous la main. Je propose donc une relecture rapide des réalisations de notre exposition « Sacrées idoles ! ». Je montrerai par-là en quoi ces « idoles » n’en sont justement pas, mais sont au contraire une matière artistique qui ouvre au symbole, plus précisément à la pluralité et à la profondeur de la pensée symbolique. Laquelle peut ensuite être facilement articulée à un discours théologique. Ou ne pas l’être.
2. Les « idoles » des artistes font naître une pensée symbolique
On aura compris le jeu de mot du titre de l’exposition « Sacrées idoles ! », créé par l’inversion entre les deux mots : si ces objets étaient sacrés, ils seraient des idoles (tout au moins au sens biblique du terme) ; mais ce ne sont que des objets, et même de « sacrés objets », au sens d’objets originaux, a-typiques, fascinants, irritants, ludiques, spirituels, qui stimulent l’imagination et que l’on peut librement interpréter. En changeant la place du qualificatif « sacré », on fait passer l’idole de la catégorie d’une présence (voire d’une personne) vivante à un objet mort ; mais un objet qui a vocation à revivre, précisément en tant que symbole.
Je commence par trois remarques générales :
– 1. En regardant les « idoles » des onze artistes exposants, il apparaît d’abord qu’une extrême diversité de matériaux et de techniques est employée : sculptures, objets fabriqués ou recyclés, installations combinant plusieurs matières : tissus, verre, bronze, objet manufacturé. Mais aussi art vidéo, performance (dont seule une image fixe ou animée peut garder la trace) Land Art, collages, peintures … Diverses aussi sont les positionnements autour de la thématique, comme on ne verra.
– 2. On voit ensuite que ce sont des réalisations très personnalisées. Chaque plasticien.ne projette dans son œuvre non seulement sa technique artistique, mais aussi ses aspirations, ses rêves, ses relations ou non au sacré, sa compréhension du lieu où se niche l’idole. Cela est confirmé par leurs commentaires. Cette simple affirmation d’un lien personnel entre la réalisation artistique et son auteur/son autrice concorde en tous points avec la critique biblique, qui dit que les idoles ne sont pas des divinités, mais des simples objets créés par l’humain (Es 40,19 ; Dt 4,22 ; Ps 115,4 ; Ac 19,26).
– 3. Troisième caractéristique : les idoles dénoncées par les prophètes étaient faites en matériaux riches ; surtout or, bronze ou argent. Le prophète Jérémie (10,4) le constate : « On embellit [l’idole] avec de l’argent et de l’or. On la fixe avec des clous et des marteaux ». Idem pour le colosse au pieds d’argile, dans la vision du prophète Daniel (2,31-45) : "il est fait d’or pur, d’argent, d’airain et de fer." A l’inverse les matériaux utilisés par nos artistes sont des matériaux pauvres : un simple tissu, un miroir cassé, des dés, de la matière artistique (couleurs, bois, plâtre, papier), mais aussi des rebuts, des objets jetés qui ne valent plus rien.
Quatre thèmes principaux me semblent être exprimés autour du mot et de l’objet « idole », et 4 autres autour de son double inversé, qui serait « le refus des idoles ». On a ainsi des réalisations qui - comme le positif et le négatif d’une photographie argentique - définissent l’idole en positif (ce qu’elle est ou prétend être) et en négatif (ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle empêche d’être). Mais il s’agit là d’une métaphore, car le positif devient le négatif au niveau du sens, l’idole était bien sûr connotée négativement.
Ce qu’est ou prétend être l’idole :
– a) L’idole, c’est la toute-puissance de l’argent. L’argent, quand elle devient la seule préoccupation de l’humain qui s’asservit et s’avilit à son service. C’est le thème qui revient le plus souvent. On trouve cette thématique chez Claude Braun (qui utilise ironiquement un peu d’or qui n’en est pas), Claude Klimsza (qui utilise aussi métaphoriquement la surface argentée d’un miroir : « Là où il y a de l’argent derrière la vitre, on ne voit que soi »), Guillaume Rochais dont les 2304 dés forment un $, le signe du dollar américain, ainsi qu’Anne Muller-Lassez qui intitule une de ses boites-collages Fortuna.
– b) L’idole, c’est l’auto-affirmation d’un soi qui exclut toute altérité. Le second thème est souvent la conséquence du premier : l’abus et la fascination de l’argent et des richesses nous isolent de l’humanité en nous enfermant dans un monde factice, artificiel. Mais cette thématique peut aussi être déclinée en tant que telle : l’humain est un être social, et s’il vit coupé des autres (et pour certains coupés de Dieu), il perd en humanité, et se soumet à des forces autodestructrices que l’on peut considérer comme idolâtres. L’idole, c’est la répétition du même, et le refus de la distance, de l’altérité, selon l’ouvrage, désormais un classique, de Jean-Luc Marion, L’idole et la distance . Sur cette thématique on trouve en particulier les réalisations de Cristiana Olibri (« Je déchire de ma vie ce qui m’emprisonne, que je considère comme des idoles »), de Sandy Fiol (« L’idolâtrie, c’est chercher l’immuable dans ce qui est fini ») de Françoise Bissara-Fréreau (« On ne ‘fait’ pas de l’art. Ce n’est pas faire qui importe, mais avoir une attitude toujours plus vraie »). Cette auto-affirmation de soi peut conduire à la tentation du pouvoir, dérive idolâtre que dénonce Claude Braun, en citant Lc 20,15 « Rendez à César ce qui est à César », à propos de la pièce d’argent sur laquelle est imprimée l’image de l’empereur romain. Il commente : « Comme aspirés par sa force d’attraction, éblouis par son rayonnement, mus par notre désir de briller et notre soif du pouvoir, nous voilà soumis à notre idole (a)dorée, notre icône du pouvoir absolu ».
– c) L’idole, ce sont des objets bizarres, qui autrefois faisaient peur et exerçaient un pouvoir sur nous. Aujourd’hui – dans notre culture tout au moins - elles sont devenues des créations bien inoffensives. Cette troisième thématique fait plutôt référence à l’histoire des représentations religieuses. Certaines d’entre elles ont fait l’objet de nombreuses manipulations ésotériques, rituelles, occultes, thaumaturgiques, oniriques, à la fois dans le christianisme et au-delà. En reprenant, dans le titre, dans la forme ou dans les matériaux, certains éléments d’objets populaires et de dévotion, et en les agençant de manière ludique, anarchique, hasardeuse, les artistes nous invitent à jouer avec ces formes, mais aussi avec leurs sens. Si elles furent un temps « dangereuses », elles ne le sont plus, justement grâce au travail et à l’imagination du plasticien, laquelle déclenche celle du regardeur. Ces artistes nous rappellent, comme l’ont fait de nombreux prophètes bibliques, que les idoles ne sont rien, elles ne sont que des objets insignifiants mais qui, dans leur insignifiance même, peuvent nous rassurer, et même nous plaire. Ce sont surtout Anne Muller-Lassez (L’esprit du temps ; La reine de la nuit) et Daniel Depoutot (Vierge ouvrante ; Divinité païenne), qui mettent cette idée en forme plastique.
– d) Enfin, deux œuvres identifient l’idole à la fascination et la puissance des techniques moderne de communication, de numérisation et de modélisation, qui risquent d’exercer un pouvoir sur l’humain, lequel devient alors le serviteur de la technique qu’il a lui-même créée : Sylvie Tschiember, avec sa vidéo des téléphones portables jetés contre un mur, et Guillaume Rochais, avec l’évocation des jeux de hasard numérisés (aujourd’hui jeux vidéo), qui peuvent constituer, selon ses propres mots « une menace pour l’ordre public…un enrichissement illicite au préjudice de l’autre ou de l’ordre public ». On retrouve la critique Ellulienne de la fascination pour la technique qui risque d’annihiler la liberté humaine.
Ce que n’est pas l’idole
Parallèlement d’autres artistes (ou les mêmes, dans des œuvres qui ont un thématique double), mettent plutôt en scène les valeurs qui s’opposent à l’idole ; on pourrait les appeler des « idoles inversées », ce qu’elles constituent la valeur positive qui s’oppose à celle, négative, de l’idole. J’en ai identifié trois :
– a) L’humain conscient de sa finitude. L’humain n’est vraiment humain que quand il renonce au désir de toute-puissance, une toute puissance qui peut être aussi bien d’ordre politique, économique, militaire que religieux. Cela est souligné de différentes manières par plusieurs artistes. Je cite Sandy Fiol, qui présente la mort comme une des marques de la finitude humaine, et parle du « désir désorienté ». Elle commente son geste artistique : « Cet homme incurvé en lui-même qu’évoque Saint-Augustin, identifié à la dimension égotique, porte en lui notre dimension mortifère, coupée du lien à l’être spirituel, à notre nature profonde ». Ce temps du repli sur soi n’est que transitoire et, selon la ligne biblique paulinienne, ne peut qu’ouvrir à l’altérité de la Grâce, reçue, donnée, mais non produite par l’humain .
– b) L’humain dans son intériorité. L’être humain ne se réduit pas à être un communiquant, ou un consommateur, une force de travail ou un militant. Il a sa vie intérieure qu’il ne partage avec personne d’autre que lui-même . Françoise Bissara-Fréreau exprime très poétiquement cette intimité humaine, cette « attitude intérieure la plus vraie » qui s’exprime le mieux dans le travail artistique, lequel est « un corps à corps avec la matière, une adhésion corporelle à la réalité ». Et elle poursuit : « Je n’imagine pas une œuvre comme un décor ou un simple document, mais comme une parcelle vivante, saisissant si possible l’instant de vie, tendu, fragile ». De même Valentine Alevtina propose une peinture visionnaire, à partir de « portraits intérieurs, uniquement des femmes, des âmes mystiques ». Ses univers aux dimensions complexes, dit-elle, sont contemplatifs et existentiels. Je la cite encore : « Des portraits de femmes par une femme : donner de nouvelles images de la femme, vue de l’intérieur et non plus depuis l’objectivité masculine extérieure et corporelle avant tout, dominant la représentation de la femme en peinture par les peintres masculins depuis des siècles ».
– c) Une Présence ou une Parole invisibles, mais qui libèrent. Cette troisième et dernière dimension peut être comprise comme une conséquence de la précédente. Elle n’est pas donnée à toutes et à tous. Mais trois artistes (femmes) y reviennent : Cristiana Olibri : « Avec mes mains, je tire sur le tissu jusqu’à ce qu’il se déchire en deux. A travers cette action, je laisse derrière moi ce qui m’empêchait autrefois de venir à Dieu. Sandy Fiol : « L’idolâtrie, c’est chercher l’immuable dans ce qui est fini. Seule la conversion, dans son sens de ‘retournement’, permet de s’extraire de cette hypnose et d’accéder à notre propre libération ». Sylvie Tschiember dit que ses créations sont « une voix qui parle, murmure, crie, chante, loue la force de cette Parole qui n’est ‘bonne nouvelle’ que parce qu’elle vient d’ailleurs, du plus profond de nous comme du plus lointain, de là d’où nous venons comme de là où nous allons, parole que certains nomment Dieu, inscrite à la fois au cœur de notre monde et dans le monde de notre cœur »
3. La pensée symbolique à l’œuvre en théologie pratique
Ces artistes d’aujourd’hui nous ont entrainé à la redécouverte du symbole, tout à la fois pensée visuelle et créatrice, signe aux significations multiples, matérialité qui s’adresse à nos cinq sens. Mais la pensée symbolique est aussi une réalité récemment découverte dans le monde de la théologie, et plus particulièrement dans la discipline que j’enseigne, la théologie pratique.
Je me limiterai à donner deux exemples :
- Dans le culte et la liturgie
Le symbole, (à la fois comme métaphore, objet, gestualité corporelle, et tout ce qui s’adresse aux 5 sens), a fait son entrée triomphale dans toute réflexion sur la pratique du culte chrétien. Et cela, pour se distancier d’une conception trop didactique, enseignante, intellectuelle du culte, qui est louange plus que réflexion, prière plus que prédication, invocation plus que prédiction. Dans ces changements de paradigmes, nous sommes héritiers de la réflexion du théologien Louis-Marie Chauvet, en particulier son ouvrage-phare, Symbole et sacrement. Une relecture sacramentelle de l’existence chrétienne . Le culte est d’ailleurs devenu synonyme du mot « liturgie », car ce mot, leit-urgia, signifie littéralement l’action du peuple, et s’oppose à theo-logia, la parole sur Dieu. Le culte chrétien est de l’ordre de l’« urgie », de l’action, d’une action symbolique, et non du seul ordre du logos, une parole prononcée et écoutée. Le mot allemand Gottesdienst, dit bien ce « service » (Dienst), qui suppose une action symbolique, et même une action solidaire.
A cela s’ajoutent des réflexions sur la performativité de la parole, lesquelles s’inspirent de la pragmatique de la communication , et surtout de Speech Act, une parole qui agit (ou à l’inverse un geste qui parle) . Dans toutes ces recherches, qui ont l’ambition de changer la nature d’un culte trop cérébral, trop rationnel, trop didactique, on est bien dans un ordre symbolique premier et prioritaire. La parole annoncée, pensée, transmise, réfléchie, vient après.
– En pédagogie religieuse
Je prends l’autre exemple dans les domaines de la pédagogie religieuse et de la catéchétique, qui furent trop longtemps à dominante, « scolaire », fondées principalement sur la relation enseignant-enseigné, maitre-élève, celui qui enseigne et celui qui écoute.
Nous sommes dans ce domaine redevables de la réflexion du jésuite belge André Fossion, qui pense depuis plusieurs décennies la transmission religieuse en termes de communication, une communication à double-sens . Parmi les concepts-clés qu’il développe dans un ouvrage au très beau titre, Dieu toujours recommencé, Fossion investit le symbole en pédagogie religieuse. Il distingue entre le symbolique et la symbolique . Le symbolique, c’est comme l’étymologie du mot « symbole », sum-balein, mettre ensemble, rassembler deux unités disjointes. C’est la dimension communautaire de l’acte catéchétique. C’est tout ce qui concerne la relation. La symbolique, c’est le travail du sens, son déploiement à travers une herméneutique qui pense et accepte la pluralité des interprétations. C’est une réflexion sur le contenu qui est toujours, dès les origines, inséparable d’interprétations multiples. Une transmission réussie comprendra à la fois du et de la symbolique.
Il y a encore un autre retour du symbolique, dans le domaine de l’accompagnement pédagogique et catéchétique, mais il s’agit cette fois d’un symbole en tant qu’objet matériel. Un objet que l’on ne fait pas que regarder, mais que l’on manipule également. A l’ère du triomphe des écrans numériques et des gestes stéréotypés et préformatés qui les accompagnent, il nous faut réapprendre le contact avec d’autres objets que les seuls écrans plans et d’autres langages que le seul numérique. Toute pédagogie qui se veut créatrice devra alors favoriser le geste, la créativité ou la confrontation à partir de la matière, la fantaisie et le jeu. Car alors c’est l’imaginaire propre (de l’enfant, du jeune, de l’adulte) qui se développe, possiblement mais pas nécessairement au contact avec l’imaginaire biblique, lequel met littérairement, poétiquement et prophétiquement en scène de nombreux objets. Vous voyez que dans ces nouvelles pensées et pratiques pédagogiques la création artistique – qu’elle soit regardée, interprétée ou créée – n’est pas loin, et peu importe que cette matière soit dénommée idole, image ou objet. Car c’est sa matérialité même qui est signifiante. Cet objet artistique devient symbolique par le fait même qu’il nous entraine au-delà de nous-mêmes, dans un double processus de création et d’interprétation.
4. Créations artistique et pensée théologique en dialogue
Si les artistes fabriquent non des idoles mais des formes symboliques (ou des signes signifiants de manière polysémique), et si la théologie découvre ou redécouvre la pensée symbolique, ces deux milieux devraient plus et mieux se rencontrer, travailler ensemble. Notre double projet colloque-exposition est un exemple de ce qu’on appelle en théologie pratique une « réflexion-action ».
Les artistes retenus pour dans le cadre de l’exposition « Sacrées idoles ! » qui se déroule dans un cadre « protestant », ne l’ont été aucunement au nom de leurs convictions religieuses, qui leur appartiennent, mais à cause de la qualité de leur œuvre à développer un imaginaire symbolique, parfois biblique. La première chose, pour le théologien ou le croyant, est de comprendre le langage de l’art (contemporain), de le respecter et de l’apprécier avec ses qualités propres. Cette première condition constitue un obstacle qui n’est pas facile à surmonter, tellement les milieux d’Eglise ont un discours formaté et surtout, tellement ils sont éloignés du langage des formes, de tout sens qui émane non pas d’une seule écriture ou d’une simple oralité, mais d’objets manipulés, de corps en mouvement, de formes, de couleurs et de lignes.
Il appartiendra ensuite à chacun de ces acteurs d’Eglise, d’en faire sa propre interprétation, en fonction de son projet spécifique, de son horizon de sens. A ce propos, je ne peux pas m’empêcher de citer cet avis d’un théologien suisse allemand, Walter Hollenweger. Celui-ci, issu des mouvements charismatiques, reproche aux Eglises historiques de ne pas assez valoriser les dons de l’Esprit, qui contribueraient à développer une Eglise plus vivante et plus fidèle à la force créatrice de l’Esprit telle qu’en témoignent les écrits bibliques. Voici ce qu’il écrit dans son ouvrage, L’expérience de l’Esprit. Jalons pour une théologie interculturelle :
"J’ai observé que les gens que nous jugeons « non religieux » seraient tout à fait prêts à nous aider dans nos Eglises, avec leurs dons et leurs charismes, si nous les y invitions. La raison des mauvaises relations entre les Eglises et les arts, par exemple, pourrait justement être le fait que nos ne reconnaissions pas les charismes des artistes" .
Les plasticiens de l’exposition « Sacrées idoles ! » ont mis en scène et en formes plastiques la notion d’idole de manières fort diverses, à la fois au niveau du contenu qu’ils mettaient sous ce mot, que du matériau utilisé (allant des déchets aux écrans numériques) et du geste artistique réalisé à partir de cette matière.
Ils nous ont ainsi aidé à la fois à nous libérer d’une conception « bibliciste » (archaïque) de l’idole, afin de pouvoir nous approprier leur création personnelle, mais nous ont ouverts à de multiples relectures. Peut-on aller plus loin, et reconnaître que la démarche inverse est aussi à l’œuvre, à savoir que, la Parole (écrite et traduite oralement, celle des textes bibliques par exemple), pouvait aider les artistes à approfondir leur démarche artistique ? Certains et certaines l’ont dit explicitement, comme Claude Braun en citant le verset biblique de Luc 20, 15, Sylvie Tschiember « qui varie les thèmes de ses créations artistiques, qui s’inspirent en général de textes, de paroles ou de métaphores bibliques, lesquelles sont infinies », ou encore Cristina Olibri pour qui le contexte biblique autour de la citation de Matthieu 27,51 : « Le voile du sanctuaire a été déchiré en deux », « m’a inspiré pour réaliser cette performance vidéo »
Mais même chez ceux pour lesquels la référence religieuse pas évoquée explicitement (comme dans les œuvres de Anne Muller-Lassez, Daniel Depoutot, Guillaume Rochais, Claude Klimsza), la dimension symbolique de leur création peut très bien ouvrir à « du religieux ». C’est d’ailleurs cette dimension religieuse très large, qu’a explorée le théologien Paul Tillich. Je le cite :
"Plus nous cherchons à pénétrer le sens des symboles, plus nous prenons conscience que la fonction de l’art consiste à ouvrir des niveaux de réalité ; par la poésie, les arts plastiques, la musique, des niveaux de réalité sont ouverts, qui ne le pourraient pas autrement".
5. Pour une théologie inculturée en post-modernité
En se confrontant avec les œuvres d’art contemporain, la théologie pénètre le champ de la culture. C’est ce qu’elle a toujours fait, depuis les textes bibliques qui sont inculturés dans des histoires, mentalités, traditions spécifiques, en Palestine et dans la partie orientale du Bassin méditerranée, et cela depuis l’Orient Ancien jusqu’à l’époque de l’antiquité gréco-romaine .
Au 20e siècle, le théologien germano-américain Paul Tillich, farouche opposant au nazisme, a bâti une « théologie de la culture », à partir des œuvres artistiques qui lui étaient contemporaines, (essentiellement l’expressionnisme allemand) . La culture à laquelle il se réfère n’est plus la nôtre. Mais, grâce à ses intuitions, et à la ligne directrice dessinée par Paul Ricoeur qui fut d’ailleurs son successeur dans une chaire universitaire à Boston, nous pouvons plus facilement élaborer une « théologie de la culture » pour aujourd’hui, c’est-à-dire ancrée dans notre époque post-moderne, qui est aussi une époque de postchrétienté. Il serait d’ailleurs plus juste aujourd’hui de ne pas parler de « théologie de la culture », mais de théologie « des cultures », ou « interculturelle ».
Mais le mouvement des religions – et en ce qui nous concerne du christianisme – ne va pas forcément et facilement dans cette direction. Nous sommes aujourd’hui confrontés au risque inverse, celui de « religions sans culture » (et cela ne vaut pas simplement pour le christianisme), ce qu’a vivement dénoncé le sociologue Olivier Roy dans son ouvrage devenu un classique La Sainte-Ignorance. Le temps de la religion sans culture . Il déplore une déterritorialisation et une déculturation d’un religieux « sans théologie » mais aussi « sans expression artistique », qui favorisent le fantasme d’un « religieux pur », porté par ce qu’on appelle le fondamentalisme, le biblicisme ou le traditionalisme .
Olivier Roy ajoute que si la religion s’émancipe de toutes les inculturations qui l’accompagne, l’inverse est aussi vrai, « la culture est oublieuse de religieux ». Je fais tout à fait mien cet avis, qui se vérifie également dans le cadre des créations plastiques de notre exposition :
"Dans une société comme l’Europe, où art et religion ont été profondément liés l’un à l’autre, les symboles religieux appartiennent aux croyants comme aux non croyants. Une culture vivante fait sans cesse l’objet de détournements, retournements et relectures, même dans ses aspects les plus triviaux" .
On pourrait alors plagier le titre de l’ouvrage d’Olivier Roy, en opposant nos Sacrées idoles à sa Sainte-Ignorance. Avec elles, avec l’imaginaire qu’elles déploient et la pensée théologique qui peut les accompagner, nous bâtissons bien une religion non pas sans mais dans la culture, dans notre culture ; une culture plurielle (plutôt que partielle), universelle (plutôt que mondialisée), sécularisée (plutôt que religieuse ou néo-religieuse), ouverte à la richesse du symbole (plutôt que fasciné par la puissance de l’idole).