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Réflexion

P. Ricoeur : La place de l’oeuvre d’art dans notre culture

Cet article déjà ancien et difficilement trouvable de Paul Ricoeur, est paru dans "Foi & Education", (n°38, 1957) ; le philosophe s’adressait à des enseignants protestants de l’éducation nationale. Nous remercions la revue "Foi & Education", de nous avoir donné l’autorisation de le reproduire ici.

Qu’est-ce que j’attends des œuvres d’art ? Pourquoi ne pourrais-je plus vivre sans elles ?

À cette question, qui me concerne en tant qu’amateur, je peux répondre, parce que c’est pour moi qui regarde, écoute, contemple et aime, que toutes ces œuvres belles ont été faites, pour moi qui désormais les cherche parce que je les ai trouvées dans mon patrimoine de culture. Il est même possible qu’en réfléchissant sur les motifs de mon plaisir d’amateur j’accède quelque peu aux motifs du créateur lui-même de ces œuvres ; car en contemplant, immobile, je répète secrètement le mouvement manuel et spirituel qui les produisit pour notre joie.

I. - L’œuvre d’art, œuvre « D’ARTISAN »

Ce qui d’abord me plaît dans l’œuvre d’art c’est un travail bien fait, achevé, - « fini », « parfait », comme on dit si bien. Le tableau, la statue, l’église sont là devant moi comme œuvres d’artisan. Comme l’artisan, l’artiste travaille et son œuvre est une matière entièrement dominée et réglée par un projet humain.
Ce point de départ mérite réflexion : car, s’il semble aller de soi, quelques-unes de ses conséquences sont davantage surprenantes.

Et d’abord, si l’art est travail, peut-il y avoir de la beauté avant l’œuvre humaine ? Non, semble-t-il ; n’est-ce pas à partir de l’homme et seulement de l’homme que le beau et le laid entrent dans le monde ? Et pourtant la nature brute, avec ses couchers de soleil, ses glaciers, ses sous-bois, qui ne sont point œuvrés de main d’homme, nous paraît belle. Voilà qui rend perplexe. Comment peut-il y avoir une beauté naturelle, une beauté sans art, au sens propre ? Peut-être faut-il répondre ceci : la beauté de la nature n’est reconnue par l’homme qu’à la faveur d’un goût qui ne se forme pas au contact des œuvres d’art ; de plus l’émotion que la nature nous inspire est peut-être plus proche du « sublime » que du « beau » ; peut-être ne la confondons-nous avec le beau qu’en projetant sur elle un tableau possible de maître, que nous cadrons en imagination, comme fait le bon photographe qui choisit son image et la compose littéralement ; peut-être enfin la nature n’est-elle belle que quand nous nous la représentons comme une œuvre d’art, produite par un artiste parfait, qui, à la différence de nous, crée dans l’instant, sans lutter avec une matière, sans chercher, sans hésiter, sans souffrir.

Autre conséquence : nous tenons volontiers l’art pour le rêve ; voilà que nous l’abordons ici par le côté du métier. Il n’est pas mauvais en effet de dégonfler les faux prestiges de la rhétorique romantique sur l’art. L’art n’est pas le dérèglement de l’imagination, mais la production d’une chose qui se met à exister dans le monde. C’est même par là que la rencontre de l’œuvre d’art est souverainement éducative : au vague des sentiments, à l’à-peu-près des mots, l’artiste oppose l’accomplissement d’un ouvrage mené à terme, parfait dans le fini. Paul Valéry dans Eupalinos, évoquait jadis le désespoir de Socrate, le « bavard », devant l’œuvre de l’architecte, qui est une idée entièrement incarnée dans la dureté du marbre. L’architecte fait, tandis que Socrate parle... et Socrate rêve d’un ouvrage de la parole qui réaliserait à sa façon la même équation de l’idée et de l’œuvre.

Autre conséquence encore : pour l’artiste c’est d’abord la matière, le matériau qui commande ; c’est pourquoi il n’y a pas d’Art en général, mais autant d’arts qu’il y a de métiers, réglés chacun sur les exigences d’une matière ; cela est si vrai que Hegel et Alain ont pu organiser leur système des beaux arts selon la différence et l’enchaînement des matières travaillées, depuis la matière dans les arts « au repos » (architecture, sculpture, peinture), jusqu’au rythme temporel des arts « en mouvement » (danse, poésie, musique). Chacune de ces matières - de la pierre jusqu’au son - exige soumission et connivence : « obéir à la nature pour lui commander », c’est d’abord devise d’artisan et d’artiste. Cela aussi est plein de sens pour le pédagogue : car l’artiste offre le spectacle d’un maître qui domine son matériau par la connaissance intime et amicale de ce que celui-ci peut et veut. C’est cela « avoir du métier ».

II. - L’œuvre d’art, expression d’un « STYLE »

Ce qui me plaît ensuite dans l’œuvre d’art, c’est que la matière ainsi travaillée exprime entièrement l’idée, la forme qui s’y incarne. Plus besoin d’un discours pour recueillir l’intention de l’artiste ; la forme est intégralement forme de la matière ; c’est elle qui dit la forme ; c’est cette incarnation complète qui fait de l’idée un « style ».Ainsi chaque style a deux faces.

D’un côté - côté matière -, il représente la solution technique d’une difficulté : ainsi le gothique, c’est entre autres choses la croisée d’ogive, c’est-à-dire la solution d’un problème de poussée. De l’autre côté le style exprime l’esprit d’une époque, d’un milieu, d’une communauté : la même croisée d’ogive qui résout d’une certaine façon le problème de la voûte, porte plus haut la nef gothique et dépeint à l’oeil le mouvement ascendant de la prière médiévale, la hiérarchie et l’étirement vers le haut de tous les ordres de réalité superposés ; c’est une théologie bien différente qui est figurée par la forme équilibrée et en quelque sorte finitiste du temple grec. Toute une conception du monde est ainsi projetée en symboles matériels.

L’admirable, c’est que le style soit à la fois « technique » et « spirituel » : l’un avec l’autre, l’un par l’autre.

Grâce à cette double signification du « style », l’œuvre d’art permet une exploration indirecte de l’homme ; l’interprétation du monde, projetée dans un « style », est offerte au déchiffrage et à la méditation concrète, à travers les grands symboles de pierre, de couleur et de rythme.

Cette fonction nouvelle de l’art est particulièrement manifeste dans le cas privilégié du théâtre et de la statuaire où l’homme est lui-même l’objet de la « représentation » artistique ; l’image que l’homme donne et prend de lui-même par le moyen de la « statue » et du « caractère » de théâtre est une source de connaissance aussi importante que l’observation psychologique ; pour un oeil attentif et consacré, le visage de pierre de l’homme est plus essentiel que le visage de chair que la clinique et le laboratoire explorent. Plus essentiel : car c’est en sculptant des dieux, des rois, des prophètes, en visant au-delà de l’humain, que l’artiste a conquis le fondamental, le durable, l’ineffaçable et reconnu l’homme son frère. C’est en mettant en scène des héros incommensurables à l’histoire ordinaire que le théâtre a porté au jour le ressort du drame quotidien. Que ce soit la statuaire ou le théâtre, l’art transmute poétiquement le visage de l’homme et ainsi le révèle tel qu’il est par essence. C’est par là que l’art réalise une exploration indirecte de l’humain.

Mais ce qui est vrai manifestement de la statuaire et du théâtre l’est encore, plus secrètement il est vrai de tous les arts, même quand l’homme n’est est plus l’objet, et même quand ils n’ont plus du tout d’objet.

C’est encore et toujours de l’homme qu’il est question. Car l’art le moins figuratif désigne au moins indirectement le projet de l’homme qui a connu l’œuvre et son ordre. Cet ordre pur, qui ne représente plus ni homme, ni chose, est encore une manière pour l’homme - l’artiste d’abord, puis moi qui contemple - de se situer au monde. Un tableau non figuratif. apporte avec lui un « monde » : monde de structures secrètes, monde du dépaysement, monde de la torture, monde de la vision reposée, monde de la jouissance colorée. Chaque œuvre d’art esquisse et propose un monde possible ; et comme tout monde possible est un environnement possible pour un homme possible, c’est chaque fois de l’homme, centre virtuel de ce monde, qu’il est question ; c’est chaque fois cet homme qui est en question. L’art est ainsi une vaste expérimentation imaginaire portant sur les possibilités les plus impossibles de l’homme. C’est en ce sens que le « style » est toujours une explorations Indirecte de l’humain.

C’est ici que s’insère la tâche du « critique », médiateur de parole entre l’œuvre et moi. Le « critique » parle autour de l’œuvre ; il parle des intentions, des idées de l’artiste ; il parle de la mise en ordre, de la conjonction, des moyens mobilisés dans l’exécution ; mais comme l’artiste n’a pas d’idées générales, mais seulement un « style » c’est-à-dire des idées entièrement résolues en formes dans la matière, le critique ne peut jamais nous donner l’équivalent verbal de l’œuvre même ; le discours du critique ne peut que nous conduire vers cette idée muette, cette idée de pierre, de couleur et de rythme où le langage s’est entièrement aboli. C’est pourquoi l’éducation par l’art est la moins abstraite qui soit ; la conception du monde qui a pris forme belle est offerte aux yeux et au sentiment, non à l’entendement séparé.

III. - L’œuvre d’art comme expérience de « CRÉATION ».

Ce qui me plaît encore dans l’œuvre d’art c’est que par elle je participe à l’aventure même de la création ; je répète, je revis l’opération du créateur.
Si je tente de réfléchir sur ma joie de participer à la création j’y discerne plusieurs niveaux de profondeur.

À un premier niveau, la création fut un « jeu » et moi aussi je « joue » en regardant, en écoutant. Je « joue » : pour un temps je suis délivré de l’utile ; je danse, c’est-à-dire que je ne vais nulle part ; je jouis de lignes et de couleurs qui ne sont plus des signaux pour une conduite intéressée. Pour un instant, la trajectoire du « souci » est interrompue ; la règle économique de la plus grande utilité au prix de la moindre dépense est mise en déroute : je dépense « pour rien » ! Ou plutôt, cette dépense ludique, l’artiste l’a le premier pratiquée en créant ; et moi je l’imite en regardant.

À un second niveau, la création fut une « délivrance » et moi aussi je suis « délivré » en contemplant. Délivrance de quoi ? Délivrance de toute une part de moi-même, inexprimée, refusée, interdite, qui, par la transposition dans un style, par la purification du chant, se trouve sublimée et charmée. Avant la psychanalyse, Aristote savait que la tragédie n’éveille les « passions » que pour les apaiser en les purifiant poétiquement ; c’est ce que les censeurs moralisants, païens, jansénistes ou puritains, n’ont jamais compris, parce qu’eux-mêmes ont perdu leur âme poétique.
Cette activité de création que tout à l’heure nous décrivions comme un jeu gratuit est donc aussi un jeu singulièrement éducatif, puisqu’il transforme les « passions » réelles en « actions » imaginaires. Ce jeu est ainsi une cure ; à la faveur de cette purgation esthétique, nous pouvons nous approcher des passions, mortelles pour leurs héros, sans en mourir nous-mêmes ; nous pouvons même les apprendre, sur ce mode imaginaire et poétique, avant de les éprouver ; ainsi découvrons-nous la jalousie dans Othello et la fatalité amoureuse dans Phèdre, avant le moment où ces terribles maladies nous ruineraient ; l’art préside ainsi à notre « éducation sentimentale », en chantant les maux qu’il évoque.
Cette purgation, visible au théâtre, est l’œuvre de tous les arts à des degrés divers ; au musée, à la salle de musique, nous parcourons tout le cycle des « passions », - c’est-à-dire des mouvements que l’âme subit et souffre -, mais sur le mode transfiguré des symboles.

À un troisième niveau, l’œuvre d’art fut une entreprise de « survie » ; et moi aussi je lutte contre la mort et je tente de m’éterniser en participant à ces œuvres qui durent plus que leur père. L’artiste passe, l’œuvre demeure ; et moi aussi je m’identifie pour un moment à ce qui demeure et non plus à ce qui passe. Je ne puis m’asseoir dans la pénombre de la cathédrale sans me confier à la dureté et à la durée de la pierre, qui a vu passer tant de générations mortelles. C’est cette résistance à la destruction que j’admire encore dans les ruines que l’archéologue arrache à l’ensevelissement ; elles m’offrent le secours de leur antiquité et de leurs temps presque cosmique et me reportent au-delà de ma naissance et de ma mort.
Cette recherche d’immortalité, l’art la partage avec l’engendrement : la naissance de mon fils annonce ma propre mort, mais je nie ma mort dans son existence ; le sublime dérisoire de cette résistance à l’usure, de cette marche à rebours des choses qui se défont, va même se loger jusque dans l’aspiration de l’homme à laisser un bien, un héritage. Mais l’artiste laisse plus qu’un avoir ; il laisse une œuvre ; et ainsi un temps des œuvres traverse le temps des hommes ; un temps « dur » transite le temps « fragile ». Peut-être ce temps des œuvres ne fait-il que rendre plus insupportable la mortalité des hommes, s’il est vrai que les hommes réussissent à rendre immortelles les pierres, mais non point eux-mêmes.
Mais déjà cette volonté de survie nous a rapprochés du foyer de la création, de son « démonisme » ; je ne dis pas de son caractère « démoniaque », c’est-à-dire diabolique ; car le « démon » qui possède l’artiste est suprêmement ambigu. Il suggère deux théologies qu’il tient en suspens et, on le verra, en échec.

On peut dire d’une part que l’artiste prolonge le geste créateur de Dieu et offre à l’amour des hommes une révélation naturelle de la geste divine. Tout un côté de l’art paraît satisfaire à cette interprétation, et d’abord son périodique ressourcement, dans le « sacré » ; le retour au style roman, à la peinture byzantine, à la statuaire archaïque, le goût pour les arts primitifs et sauvages, pour les masques nègres et les statuettes polynésiennes témoignent d’une nostalgie des origines que l’esthétisme des modernes a rendu plus aigu encore ; il semblerait que tout art suit le même trajet de dégénérescence, du « sacré » au « beau » (au sens du « joli ») ; au cours de cette métamorphose il tend à se décharger de sa virulence, à mesure qu’il s’éloigne de son origine culturelle et se rapproche de son point de chute dans l’émotion purement esthétique. Si donc tout art procède du sacré, tout art a une signification religieuse originelle. Une partie de la théologie catholique et un athéisme à la Malraux se rejoignent volontiers dans cette apologie du « sacré ».

C’est alors que se propose l’autre théologie, la théologie puritaine : elle dénonce dans l’art, dans tout art, une tentative de divinisation de l’homme ; c’est par l’art que l’homme aurait le mieux réalisé la promesse du serpent : « vous serez comme des dieux ».

Certaines expériences d’artiste ne vont-elles pas dans ce sens ? Racine, après Phèdre, n’a-t-il pas tremblé ? Le Gréco, Rembrandt, Van Gogh, - Rimbaud, peut-être, - n’ont-ils pas eu peur de leur propre puissance ? Tout art enfin n’est-il pas la gloire de l’homme et de son « artifice » ?

Une pensée réformée se gardera de l’une et de l’autre soi-disant théologie de l’art. L’art ne sauve ni ne damne.

Il ne sauve pas et il n’a jamais sauvé : car même lorsqu’il fut, à ses origines, le plus près de sa source « sacrée », c’est son insertion dans un culte qui le rendit sacré ; et non l’inverse. Seul le culte pose une question théologique ; la signification esthétique de l’œuvre d’art est autre chose. L’art peut certes toujours usurper une fonction religieuse en simulant un culte ; mais seule la critique de ce culte concerne le théologien.

Pour la même raison, l’art ne saurait perdre ; non que l’artiste ne puisse se perdre comme tout homme ; le drame personnel de l’artiste est un drame comme tout autre et parmi d’autres ; mais il n’autorise aucune identification directe entre la création artistique en tant que telle et je ne sais quelle entreprise diabolique ; si le diable devait se cacher en quelque lieu privilégié du monde esthétique, ce serait sûrement dans le mauvais art, dans la tricherie et le mauvais goût des œuvres pieuses, mais non point dans des chefs-d’œuvre où éclatent la vérité du matériau, l’honnêteté du métier, la pureté de l’expression et l’obéissance totale de l’artiste à la problématique de son art.

La théologie « sacrale » et la théologie « puritaine » sont deux tentatives également aptes à nous égarer sur le sens de la création artistique. Cette création est humaine, seulement humaine ; c’est à la fois sa grandeur et sa limite. Sa grandeur : l’homme a le pouvoir merveilleux d’inventer et de renouveler les symboles par lesquels il se « représente » c’est-à-dire se « rend présent » des mondes possibles. Sa limite : Dieu a créé les cieux et la terre ; l’artiste crée des « images » ; cela est d’un autre ordre.

Paul RICOEUR