Paris : Cerf, 1994
Auteur : Marie-Christine SEPIERE
L’a. nous offre, peut-être pour la première fois en français, un véritable ouvrage d’iconographie chrétienne. Les deux thèmes retenus sont la croix (première partie, pp. 39-86) et la crucifixion (seconde partie, pp. 87-225), c’est-à-dire le symbole chrétien par excellence sous une double forme : mystique-symbolique (la croix comme simple signe), ou historique-réaliste (la croix comme support sur lequel repose le Christ). L’étude est centrée sur une période limitée : l’époque carolingienne (milieu du VIIIe - fin Xe siècle) ; mais il s’agit d’une époque charnière, dans la mesure où elle fait le pont entre l’art chrétien des premiers siècles à l’iconographie encore hésitante, toute emprunte d’antiquité païenne, et l’art médiéval, roman et gothique (Xe - XVe siècles). De fait, pour chacun des deux thèmes retenus, l’a. nous retrace l’histoire de l’iconographie antérieure (Ve - VIIIe siècles) ce qui fait que l’ouvrage constitue en fait un manuel d’iconographie qui couvre pratiquement tout le premier millénaire.
Le corpus iconographique retenu par S. est relativement important : 15 crucifixions majeures sur une soixantaine connues sont étudiées de manière exhaustive, mais trente autres représentations sont analysées, dans le cadre d’études comparatives. Ce corpus est présenté soit par époque (pré-carolingienne, créations tardives), soit par unités styllistiques (école messine) ou plastiques (ivoires, fresques, miniatures). Grâce à d’importants subsides, l’ouvrage a pu être abondamment illustré en noir et blanc et en couleur, ce qui permet au lecteur de suivre les analyses parfois complexes et érudites en ayant le document visuel sous les yeux. Un système de numérotation et de renvois, ainsi qu’un résumé des analyses iconographiques sous certaines images rendent possible un dialogue constant et presque ludique entre le texte et l’image.
Capitale pour l’iconographie chrétienne, l’époque carolingienne l’est pour au moins quatre raisons qui sont d’ordre liturgique, historique, théologique, et esthétique.
Liturgiquement, l’a. montre à quel point la production iconographique est dépendante de l’usage liturgique qu’elle reflète le plus souvent. Ainsi les rituels liturgiques romains, les ordines romani, réussissent à concilier deux usages liturgiques en vigueur à Jérusalem, présentant, l’un une vision du Christ humilié, bafoué et victime des hommes, l’autre un culte glorifiant la qualité immatérielle de la croix. Ces deux perspectives presque antagonistes se retrouvent dans les représentations artistiques. Parfois, comme dans le cas de la crucifixion peinte dans le Te igitur (premiers mots de la prière du prêtre après le Sanctus ) du Sacramentaire de Gellone (760-770), l’inverse se produit : un dépacement iconographique est à l’origine d’une innovation liturgique qui fait que le prêtre seul s’approprie l’image et la célébration du crucifié.
Historiquement, l’a. montre l’interdépendance entre la vision carolingienne du pouvoir et la création iconographique. La personnalité de Charlemagne a évidemment joué un rôle déterminant (le Christ était, pour Charles le grand, la figure maîtresse, la "pierre angulaire" de l’unanimitas du royaume). Les tensions entre l’Eglise d’Orient et l’Eglise d’Occident jouèrent également un rôle important dans la nouvelle définition de l’image, qui s’exprima par les positions modérées prises par les théologiens de l’Eglise franque au synode de Francfort et dans les Livres carolins, lesquels se distancèrent de la position byzantine adoptée en 787 lors du concile de Nicée II. L’image carolingienne acquiert ansi une double fonction : pédagogique et ornementale, double fonction qui sera soulignée plus tard une autre théologie critique : celle de Luther (l’image comme pédagogie) et de Calvin (l’image comme ornement).
Théologiquement, l’iconographie carolingienne se caractérise par le souci de montrer que la croix, avant d’être un objet d’adoration, est le seul, l’ultime sujet de la foi. La croix, expression d’un mystère sacré et d’une intense dévotion dans les siècles précédents, devient démonstration de la foi, enseignement de l’Evangile. Il s’agit donc, pour cette iconographie, de dépasser l’événement historique de la mort de Jésus ou l’événement liturgique de la dévotion à la Sainte-croix, pour tenter d’en dégager la valeur rédemptrice pour l’humanité d’abord,(1) pour les croyants ensuite. D’où l’effort des artistes de cette époque visant à présenter une double image du crucifié, à la fois vainqueur et vaincu, mort et toujours vivant sur la croix, souffrant mais en même temps libéré de toute souffrance. Selon une belle formule de l’a. aux accents barthiens, le Christ carolingien est à la fois le "oui de Dieu" et le "serviteur" ; il est avant tout celui qui accomplit la volonté du Père par amour pour l’humanité. On assite donc à la naissance de ce qu’on pourrait appeler une "image dialectique" de la croix, qui fait figurer sur la même représentation des motifs jusqu’alors inconciliables : le crucifié vainqueur signifié comme victime, et la victime signifiée comme vainqueur.
Iconographiquement enfin, c’est à cette époque que se met en place un certain nombre d’éléments et d’innovations iconographiques que l’on retrouvera pendant tout le Moyen Age. J’en mentionne trois, qui auront par la suite un retentissement considérable.
1. Le lien, nouvellement suggéré, entre la croix et le jugement, entre la christologie et l’eschatologie : suggérer la résurrection du Christ dans et à travers la crucifixion ne suffit plus ; il faut également suggérer la résurrection des corps, et par là, le jugement. C’est, semble-t-il, le feuillet 22 de l’apocalypse de Valentienne (premier quart du IXe siècle) qui, en montrant le Christ en croix au dessus du septième ange sonnant de la trompette (Ap 11, 18) introduit le premier l’idée d’un lien iconographique entre la crucifixion et la vision apocalyptique d’un monde nouveau.
2. L’apparition, dans les dessins du Psautier d’Utrecht (830) des premières représentations du Christ réellement mort, les yeux fermés, le corps pendant ; représentations qui expriment l’idée d’une mort particulièrement violente. En même temps, le crucifié n’est plus nimbé, comme pour renforcer l’idée que celui qui est mort sur la croix, avant d’être véritablement Dieu, est réellement homme.
3. Enfin, dans l’initiale "O" (de Omnipotens ) du Sacramentaire de Drogon (823-855), est pour la première fois représentée la figure de l’Ecclesia, femme au pied de la croix (qui n’est pas Marie), tenant d’une main l’étendard de la victoire (l’Ecclesia militans ) et de l’autre le calice reccueillant le sang du crucifié. Le rôle médiateur de l’Eglise, sa continuité dans l’oeuvre du salut opéré par la croix est alors évident. A ce type vient hélas très vite s’opposer un antitype, en la figure de la Synagogue, origine ou cause d’un antisémitisme naissant.
L’un des apports principaux de l’iconographie carolingienne aura donc été d’inscrire, de manière désormais irréversible, l’événement historique de la mort de Jésus dans le temps présent de l’Eglise. En cela, elle a fait de ces représentations peintes ou sculptées, non des objets de dévotion, mais, pour reprendre les mots de Luther, une "prédication pour les yeux". Le renforcement de la christologie, la centralité de la croix, le souci de présenter un Christ simultanément vrai Dieu et vrai homme sont des thèmes iconographiques qui, par delà l’époque carolingienne, se situent dans l’orbitre théologique de la Réforme, et en particulier de la theologia crucis de Luther.
1) L’importance des représentations astrales du soleil et de la lune, Hélios et Séléné, ainsi qu’une résurrection des corps sans aucune image de l’enfer, indiqueraient la dimension cosmique d’un salut offert à l’humanité toute entière, et non aux seuls croyants.