Jérôme Cottin a donné une semaine de cours sur le thème : "Le premier art chrétien, 3e-6e siècles", dans deux lieux de formation à la théologie, à Erevan, en février 2016. Il en a profité pour découvrir - grâce à l’aide de Roubic, chauffeur à SPFA et de Juliette, jeune étudiante en français - quelques merveilles de l’art religieux arménien du Haut Moyen Age.
[rouge]Cliquer sur les images pour un agrandissement (photos : J. Cottin).[/rouge]
A l’invitation de l’ [orange fonce] ACO (Action des Chrétiens en Orient)[/orange fonce] et de [orange fonce]SPFA (Solidarité Protestante France-Arménie)[/orange fonce], Jérôme Cottin a donné une semaine de cours sur le thème : « Le premier art chrétien, 3e-6e s.) en Arménie, en février 2016.
Il y a certainement des origines communes, entre le premier art chrétien, très réticent vis-à-vis de la figuration en général, et de la représentation du Christ en particulier, et un art arménien qui privilégie l’espace, les motifs décoratifs et floraux, méfiante vis-à-vie de la représentation de la forme humaine, et plus encore de la forme divine. Les deux sont un art qui privilégie le signe sur l’image, le "semeion" (johannique) sur l’ "imago" (paienne).
Lieux d’enseignement :[orange fonce] la Faculté de théologie de l’Université de [orange fonce]Erevan[/orange fonce] (ex. Faculté de Marxisme-léninisme !), et [orange fonce]le Séminaire des prêtres d’Etchmiadzin[/orange fonce] (le centre spirituel et institutionnel de l’Église arménienne)
Grâce aux compétences linguistiques de Hélène Ohandjanian, qui travaille pour SPFA, le cours a pu être traduit de manière quasi simultanée du français à l’arménien.
Il y a chez ces étudiants une curiosité, une foi de découverte. Leur horizon théologique – qui souffre de l’isolement du pays et d’une langue complexe et non parlée ailleurs qu’en Arménie - ne demande qu’à s’ouvrir aux autres et au monde ; il est très orienté vers la connaissance de la propre Eglise arménienne.
A Erevan, deux étudiants ont pris contact avec l’enseignant, au retour de son séjour, simplement pour dire leur satisfaction. Ces étudiants sont intéressés par la présence d’un christianisme « culturel ». Du fait de l’isolement et de la pauvreté du pays, ils ne reçoivent de la culture occidentale que quelques « miettes » (et pas forcément les meilleures), sous forme en général de superproductions américaines.
En ce qui concerne le Séminaire des prêtres, l’enseignement sur les débuts de l’art chrétien d’orient et d’occident (l’église est encore unifiée à cette époque) a été l’occasion d’expliquer le concept d’ « inculturation » du christianisme. Les premières images chrétiennes se sont en effet largement inspirées de l’art païen et l’art romain impérial. Un séminariste a même posé la question : « Quelle inculturation pour aujourd’hui ? » Le temps a manqué pour aborder des questions plus contemporaines, et évoquer par exemple les essais de représenter Jésus en jean, jeune, noir, femme, homosexuel, militant politique ou écologique... Toute question allant de soi dans la mentalité occidentale ne peut pas être abordée de manière abrupte, mais doit faire l’objet d’une longue introduction, expliquant les différences culturelles. On ne peut avancer que lentement (mais cela veut dire aussi, sûrement).
SPFA fait un travail extraordinaire d’enseignement gratuit du français par des cours de langue et groupes de paroles, dispersés dans tout le territoire arménien (y compris l’enclave de Haut Karabach en Azerbaïdjan). On trouve des jeunes étudiants francophiles vivant très chichement, n’ayant pas les moyens de venir en France, parlant pourtant très le français et avides de découvrir notre littérature.
L’Église et le peuple arméniens
Il est quasiment impossible de faire la différence entre les deux, tellement l’existence de l’une est liée à celle de l’autre. Au cours des siècles, deux éléments ont tenu l’identité arménienne, peuple qui s’est parfois trouvé ex-territorialisé, voire sans territoire, au fur et à mesure des diverses occupations étrangères : la langue, et la foi chrétienne. L’Arménie serait le premier Etat chrétien du monde (301, date non certaine).
Aujourd’hui, l’Arménie est un petit territoire chrétien quasiment enclavé au milieu de 3 pays musulmans (Turquie, Azerbaïdjan, Iran), dont deux avec lesquels elle n’a plus de relations diplomatiques, à causes des souffrances du passé, non reconnues par ses voisins (génocide de 1915, mais qui avait en réalité commencé bien avant ; rattachement forcé du Haut-Karabach à l’Azerbaïdjan par Staline sous la période soviétique). Le mont Ararat (plus de 5000 m), symbole de ce peuple, et qui domine Erevan par temps clair, se trouve aujourd’hui en Turquie.
La langue et l’alphabet arméniens, uniques, ont été inventés par le moine [vert]Mesrop Machtots [/vert] au début du 5e siècle, pour traduire la Bible. C’est un alphabet à 36 lettres ! La première lettre de l’alphabet signifie "Dieu", et la dernière (des 33 lettres d’origine) signifie "Christ" (d’ailleurs, c’est le "Staurogramme", contraction de deux signes, le chrisme et la croix).
L’Église arménienne est clairement une Église du christianisme d’Orient, qui fut (comme le peuple arménien) persécutée pendant de long siècles.
C’est une église [vert]apostolique, autocéphale, pré-calcédonienne, monophysite[/vert] (à vos dictionnaires !). Disons que, bien que de rite orthodoxe, cette Église ne fait pas partie du monde orthodoxe pour d’obscures questions de doctrine christologique (mais à l’époque, les questions christologiques étaient aussi des questions politiques). On dit d’ailleurs que cette Église n’est pas monophysite, dans la mesure où elle n’aurait en fait réfuté qu’une mauvaise présentation du dogme christologique du Concile de Chalcédoine ( 451), lequel a rejeté le monophysisme. En cause : des problèmes de traduction, en passant du grec à l’arménien (mais aussi sans doute des divergences culturelles et des oppositions politiques).
Le culte arménien est, comme ceux des Églises orientales, essentiellement un culte liturgique (pas ou peu de prédication), entièrement chanté par les prêtres (pas de chant d’assemblée) ; les paroles sont en arménien ancien (donc non compréhensibles par l’assemblée). On est porté par une ritualité vivante, faite de sonorités, de musique, de gestes, de légers déplacements (on ne s’assoit pas). Contrairement aux Églises orthodoxes, il n’y a pas d’icônes.
L’Église arménienne semble être issue des courants iconoclastes – ou plus précisément aniconiques - qui ont été marginalisés par l’iconophilie triomphante du Concile de Nicée II (787), lors de la "querelle iconoclaste" qui a marqué le christianisme oriental du 7e au 9e siècles. [1]
Les églises historiques arméniennes (architecture)
Elles datent en général des 11e 12e siècles, avec des éléments qui remontent à l’époque paléochrétienne (5e-8e s.). Elles se situent en pleine campagne, dans des lieux sauvages, peu habités. On les appelle encore monastères, bien qu’en général (mais pas partout) il ne reste plus que l’église. Elles sont construites de deux pierres complémentaires, ce qui leur donne de jolis tons de polychromie : le basalte, pierre volcanique, noire et dure, et le tuf, pierre tendre et colorée (brun, ocre, rouille).
Elles se caractérisent par la rigueur de la composition, la sobriété du décor, la mesure du volume. On est dans du « pur roman », qui fait penser aux églises du premier roman, dans nos campagnes françaises (je pense à celles du Massif central).
Plusieurs éléments les différencient toutefois des architectures chrétiennes occidentales (longue nef, chevet avec absidioles) :
– Un [vert]narthex important, appelé « Gavit »,[/vert] et qui est parfois aussi grand que l’église elle-même. C’est lieu faisant la transition entre le monde et Dieu, le profane et le Sacré, la nature et le Livre, le quotidien et le cultuel.
– Une [vert]église à plan centré[/vert] : en général, ces églises ont un plan en forme de croix de St-André, les 4 branches de la croix étant d’égales dimensions. Ainsi, à peine entre-t-on dans l’église que l’on est déjà au centre, au cœur du mystère, pris dans ce lien transcendental qui nous unit au Très-Haut.
– Une imposante [vert]coupole de pierre,[/vert] posée sur un[vert] « tambour » :[/vert] espace circulaire qui surélève la coupole, et crée ainsi un puits de lumière. On est alors comme « aspiré » vers le haut. L’horizontalité se transforme en verticalité. Encore une manière de dire la transcendance, et d’affirmer que le Christ est d’abord le Seigneur élevé, qui fait un avec le Père (tendance monophysite, qui souligne la divinité du Christ).
– Un [vert]"Maténadaran"[/vert] : une pièce attenante à l’église, parfois aussi grande que l’église elle-même et souvent d’ailleurs construite sur le même modèle. C’était la bibliothèque du monastère. Lieu consacré à l’étude, à côté de celui consacré à la louange et la prière.
Avec [vert]l’église, le "Gavit" et le "Maténadaran",[/vert] on a les trois lieux d’une vie humaine complète : - un espace consacré à la louange et au culte (l’église) ; - un espace consacré à la rencontre et la sociabilité (le Gavit) ; - un espace consacré à l’étude et au savoir (le Maténadaran).
L’art arménien
C’est par définition un art chrétien, et même un art chrétien parmi les plus anciens. Il est, comme on l’a dit "aniconique" (= sans image, le mot étant compris comme "représentation figurative ou imagée"), ce qui le rapproche d’une part du protestantisme, d’autre part de l’islam. On y voit des formes, parfois très travaillées, sculptées dans la pierre, mais ces formes ne représentent ni êtres humains ni êtres vivants. Parfois, on devine des animaux, mais représentés de manière très styllisée, tel les éléments d’un décor. Ce qui pourrait sembler de prime abord être uniquement décoratif est en fait plus : ces formes gracieuses font sens, ont une fonction symbolique : elle disent la force de la résurrection, la victoire de la Vie, le triomphe de l’espérance.
Un hapax (= motif unique) : le tympan de l’église de Hovhannavank (28 km d’Erevan, au pied du mont Ara), représente un Christ entouré de personnages.
La croix arménienne
Elle s’appelle [vert]« Katchkar » (ou « Ratchkar »)[/vert], ce qui signifie en arménien,[vert] « croix de pierre »[/vert]. Elle est présente partout, à l’intérieur comme à l’extérieur des églises, gravée ou sculptée dans la pierre. C’est une croix sans crucifié = la croix de la résurrection, une croix de vie. Le symbolisme floral autour de la croix est là pour signifier la vie, la végétation, la création, le cosmos.
Cette croix a de fortes similitudes avec la croix « constantinienne », celle produite par l’Église chrétienne (encore unifiée entre Orient et Occident) des 4e et 5e siècles, qui signifiait le victoire sur la mort (ainsi - de manière moins théologique et plus politique, que la victoire du christianisme sur le paganisme, des armées impériales sur les peuples conquis !), sans allusions aux récits bibliques de la mort de Jésus.
Toutefois, la croix florale arménienne est souvent représentée entourée de deux autres croix plus petites, ce qui serait une discrète allusion aux trois croix de Golgotha. Mais jamais, on ne trouve de Christ crucifié sur la croix. Cela n’étonnera pas un protestant réformé, qui a lui aussi ôté toute présence humaine sur la croix : celle-ci doit rester le signe de la victoire de la vie sur la mort. Elle est signe, et non image ; elle « renvoie à », et ne « re-présente » pas.
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