Arnulf RAINER, La crucifixion de Grünewald, surpeinture, 1989
Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3244, 25-31 octobre 2007, p. 12
Le corps humain n’a pas toujours eu les faveurs de l’art. Dans l’art chrétien des siècles passés, il est moins représenté pour lui-même que comme métaphore de l’âme. Parfois, il est même représenté asexué, le sexe étant considéré comme une honte ou une perversion. L’art du 20e siècle s’est bien sûr affranchi de ces conceptions, mais dès le milieu du siècle passé le corps humain disparaît à nouveau des représentations artistiques sous l’influence de l’abstraction. La peinture non figurative se refuse de représenter tout objet identifiable, donc également tout corps, figure ou visage humains. Or voici que, dans l’art actuel, le corps humain réapparaît à nouveau. Plusieurs expositions récentes internationales lui furent consacrées. Partout, le corps humain est à nouveau montré, mais en général avec quelques déplacements significatifs, par rapport aux grandes périodes antérieures de représentation du corps humain (classicisme, Renaissance). Indiquons quelques unes de ces nouveautés.
1. Le corps nu et sexué. L’art actuel se plaît à représenter les corps humains sexués et totalement nus. Fini les feuilles de vignes, cache-sexe et autres linges autour des corps (n’oublions pas qu’à la Contre-Réforme les corps nus du Jugement dernier de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine, furent pudiquement recouverts d’un linge, et donc esthétiquement abîmés). On assiste parfois à une sorte de surenchère dans la monstration des corps nus : les sexes sont exhibés, le corps humain devenant prétexte à montrer ce que la société (de moins en moins) cache. Il y a là certainement une tendance générale vers une érotisation grandissante de la représentation des corps. Mais l’art actuel ne suit en général cette tendance qu’en apparence ; en montrant des corps nus, il dit autre chose que ce que dit la société en exhibant (dans les films et la publicité) des corps humains, en général exclusivement jeunes et féminins. On s’en persuadera découvrant certains nus féminins dans l’art aujourd’hui : ce ne sont pas de corps jolis et harmonieux, mais plutôt laids et difformes, marqués par la fatigue du quotidien, la maladie, la misère. L’un des premiers à avoir représenté un corps nu âgé fut Rembrandt, dans un souci (évangélique pour lui) de vérité. Cela a été repris et même amplifié par de nombreux artistes qui montrent aujourd’hui la laideur des corps. Pour l’expression artistique actuelle, montrer le corps humain sans le cacher participe de cette recherche de sincérité absolue, en cette attirance pour la matière, deux caractéristiques que l’on a déjà relevées. Le corps, ce n’est pas une enveloppe enfermant l’âme, mais c’est la personne elle-même dans sa vérité et sa singularité. Le montrer, c’est rendre sa dignité à la personne humaine.
2. Le corps souffrant. Contrairement à d’autres périodes (en particulier la Renaissance), l’art actuel montre souvent des corps humains souffrants, victimes de violences, ou simplement minés par la maladie, la vieillesse ou la fatigue. Il n’y a plus d’idéalisation des corps humains. Dans la mesure où l’on n’en fait plus une lecture métaphorique, il est intéressant de représenter le corps humain pour lui-même, comme expression d’une personne particulière. Parfois, le souci d’exploration de la personne via son corps va si loin que l’artiste représentera presque l’intérieur des corps, avec ses veines, son sang, ses organes internes. Les personnes deviennent des écorchés, comme dans la peinture de Francis Bacon, qui représente parfois des amas de chair, en d’inquiétantes visions ou cohabitent tendresse et violence. Les corps sont désarticulés, déformés, pour montrer ou dénoncer différentes violences s’exerçant sur les individus. Une personne nue sert souvent de modèle à ces représentations non idéalisées du corps humain : le Christ souffrant sur la croix. Avec le crucifié, nous avons l’une des images du corps humain les plus vraies, et qui continue d’influencer la représentation contemporaine. Le Christ crucifié de Grünewald, sur le retable d’Issenheim (1512-16) continue d’inspirer nombre d’artistes contemporains, comme l’exposition Corps crucifiés à Colmar a pu le montrer : Picasso, Saura, Rainer, Bacon, Sutherland, Lüpertz, Kaminski, Knaupp, De Kooning, Fontana, et bien d’autres, ont été fasciné par ce corps torturé, à la peau boursouflée et représenté par un artiste visionnaire qui aurait annoncé la Réforme par son art. Ce crucifié a par ailleurs fortement impressionné le théologien Karl Barth.
3. L’humain dérisoire. L’humain n’est pas simplement montré nu. Il est aussi montré habillé, et c’est alors sa fonction sociale qui est mise en avant. Mais, contrairement, à ce que nous avions dans le passé, ce n’est pas l’humain socialement dominant, le prince, l’évêque, le bourgeois, qui est représenté, mais l’homme ordinaire, quelconque, banal. Souvent, il est affublé d’habits ou déguisements qui le ridiculisent, ou il se trouve dans une position instable, comme s’il allait tomber. Une œuvre, souvent citée, est représentative de cette tendance au rabaissement des personnages : la Nona ora (1999) de Maurizio Cattelan, est une installation qui montre, dans un style hyperréaliste, le pape Jean-Paul II écrasé par un météorite. D’autres, comme Peter Long, montrent l’humain en train de tomber, en déséquilibre, tandis que Ugo Rondinone le travestit en clown. Une lecture métaphorique de ces situations dans lesquelles l’humain est représenté comme étant ridicule et faible est évidemment possible, sinon même suggérée.
4. Les liquides de la vie : eau, sang, urine. D’autres artistes mettent en avant les liquides qui à la fois permettent la vie et sont signe de vie. L’américain Bill Viola, réalise de l’art-vidéo dans lequel il montre des humains émergeant dans une eau abondante. Pour lui, la connotation rituelle et même baptismale de ces représentations en mouvement est évidente. Un autre américain, Andres Serrano, a fait scandale avec son Piss Christ (1987) : il a photographié des effets de lumières créés par un crucifix trempé dans l’urine (la sienne). Le résultat est pourtant plutôt convainquant, et l’artiste n’avait pas d’intention polémique en réalisant ce montage artistique. D’autres s’intéressent à la représentation de la mort, et photographient ou peignent des cadavres. Encore une résurgence du motif, omniprésent dans l’art occidental, du Christ mort (Pietà) dont le corps mort fut pendant des siècles offert à la contemplation.
JC