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Réflexion

III. La densité de la matière

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3247, 18-24 octobre 2007, p. 12

Un des éléments essentiels de l’art actuel est la forte implication de l’artiste dans son œuvre, qui révèle une partie immergée de lui-même. Parfois, on ne peut comprendre une œuvre sans faire un long détour par la biographie de son auteur. Mais la tendance inverse est aussi très présente : l’effacement de l’auteur et de toute trace de subjectivité personnelle - hormis le travail artistique lui-même - au profit d’une mise en valeur de la matière elle-même. C’est d’elle que devra surgir le sens esthétique. La matière acquiert alors une propriété particulière, parfois quasi théophanique, en ce qu’elle révèle des possibles insoupçonnées. Walter Benjamin a parlé à ce propos de "l’aura" de l’œuvre d’art : elle n’est ni une idée, ni une copie, ni une image, mais un objet unique. Seul le face à face entre l’objet lui-même et le regardeur peut créer un choc esthétique véritable. La reproduction des œuvres d’art, techniquement possible n’est en fait pas souhaitable, car elle contribue à la perte de l’ "aura".

On reconnaîtra là une approche volontairement non métaphysique de l’œuvre d’art, laquelle est perçue d’abord comme un objet, une matière, et surtout pas comme le support d’idées, qu’elles soient philosophiques ou religieuses. Après des siècles ou l’œuvre d’art fut au service d’idées (divines) contre la matière considérée comme indifférence ou mauvaise, nous assistons à un retournement complet : il n’y a pas de discours possible sur l’œuvre d’art en dehors de l’œuvre elle-même, qui devrait simplement pouvoir être regardée, contemplée, touchée, manipulée (les reproductions d’œuvres sont donc toujours de trahisons). L’œuvre d’art, c’est un objet exhibé, montré, transformé, fabriqué, qui transmet des impressions multiples. Son message esthétique est d’autant plus fort qu’il n’a pas besoin d’être verbalisé. Mais de quelle matière s’agit-il ? Elle peut être de différentes natures.

1. Les éléments de la création. Il y a d’abord les éléments de la création, dans leur infinie diversité : terre, sable, pierre, eau, bois, racines, minéraux et végétaux de toutes sortes. L’artiste met en valeur des éléments non créés par lui, mais sur lesquels il attire l’attention. Insérés dans leurs milieux naturels, ces éléments sont le plus souvent insignifiants, notre regard glisse eux sans les voir. Mais une main artistique a-t-elle pris la peine d’isoler l’un d’eux, de l’extraire de son milieu d’origine et de le mettre en évidence, qu’il devient visible. En perdant sa fonction naturelle, l’objet naturel acquiert un statut esthétique. Depuis quelques décennies, un mouvement artistique intitulé le Land Art, s’est créé. Il travaille uniquement dans la nature et à partir d’éléments de la nature. Des feuilles d’arbres ou un tas de pierres agencées d’une certaine manière deviennent œuvres d’art. Œuvres à la fois dérisoires, éphémères et précieuses (la matière n’est pas produite par l’humain), elles ne peuvent pas ne pas évoquer la création telle que Dieu l’a faite. La nature n’est pas divinisée, mais peut très bien faire signe, rappeler ou évoquer le divin.

2. Une matière produite par l’humain. Il y a aussi les éléments artistiques produits par l’être humain. Soit à partir d’éléments de la création, comme chez Jean Piaubert, qui compose des tableaux abstrait en assemblant différents types de sable et de pigments. Soit à partir de formes inventées créées par les artistes eux-mêmes : Jean Arp et Henry Moore créent des sculptures biomorphes : il s’agit de formes nouvelles, oscillant entre l’animal, le végétal et l’humain. Des cavités, excroissances, fissures surgissent de blocs de matière. Parfois la matière est travaillée contre elle-même, comme ces blocs durs qui tendent à devenir des éléments liquides, créant une sensation d’étrange.

3. L’utilisation de produits manufacturés. Ce sont aussi des produits manufacturés qui sont retravaillés par l’artiste. Tout objet produit par l’humain peut devenir un objet artistique ou être intégré dans des œuvres contemporaines. On connaît les boîtes de soupe Campbell, devenues l’un de motifs préféré de la peinture sérielle de Warhol ; le sculpteur basque Eduardo Chillida se sert d’immenses poutres de fer rouillées pour créer des sculptures défiant les lois de l’apesanteur. Au musée Ludwig à Cologne, on peut voir une œuvre étrange de Tom Wesselman : une peinture représentant une femme prenant sa douche se transforme en vraie salle de bain : l’objet utilitaire et sa représentation peinte ne font plus qu’un. Joseph Kosuth, l’un des représentants de "l’art conceptuel", a eu l’idée de mettre côte à côte un même objet sous trois formes : une vraie chaise, une photographie d’une chaise, et la définition du mot "chaise" prise dans le dictionnaire. Ainsi, l’art, la vie et la langue tendent à se confondre et se retrouver.

4. Recycler les rebus de la société de consommation. Cette création artistique à partir d’objets manufacturés peut devenir protestation contre la société de consommation, qui produit quantités de déchets inutiles et nocifs : boites de métal, objets de consommation courants, outils et machines peuvent être réutilisés par les artistes, en état ou alors transformés. D’utilitaire qu’il était au départ, l’objet devient esthétique. Destiné à la destruction, il renaît pour une seconde vie, une vie artistique. Il est parfois promis à un avenir bien plus intéressant que ce qu’il fut dans sa fonction première. On connaît tous l’urinoir de Marcel Duchamp (Fountain, 1917) élevé, de manière provocante, au statut d’œuvre d’art. Ce geste iconoclaste fut à l’origine d’une création artistique qui considère tout objet, même le plus insignifiant, même le plus trivial, comme pouvant devenir œuvre d’art. Ce concept artistique semble plaire aux protestants : Ambroise Monod, artiste et prédicateur protestant, a fondé le mouvement Récup’Art, tandis que le sculpteur sud-coréen Eui-Suk Oh, à Daegu, fait de la transformation d’objets de récupération une métaphore de la Résurrection : boulons et outils, éléments du monde industriel deviennent des croix, portes ouvertes sur du vide, mains tendues vers la ciel. Certains artistes délivrent un message éthique en recyclant des éléments détruits, comme Franz Kracjberg qui, au Brésil, sculpte des troncs d’arbres calcinés, détruits par la déforestation. Cette seconde vie artistique de l’arbre est une protestation contre le pillage économique et écologique de la planète.

JC