Acceuil
Réflexion

F. Lambert : La sémiotique du croire

Titre de l’exposé oral de Frédéric Lambert : Négocier sa croyance face au langage des images

le prof. Frédéric Lambert

La sémiotique, conformément aux travaux du philosophe et logicien américain Charles Sanders Peirce, étudie le statut des signes [1].L’indice est un signe ni intentionnel, ni conventionnel : son existence n’est le résultat d’aucune intention de communiquer ou d’informer, et sa forme n’est pas systématique, elle ne correspond à aucun code définitif qui figerait l’interprétation d’un observateur de cet indice. L’indice est un signe qui témoigne d’une réalité. Il porte en lui une certaine vérité, car il est comme exclu du commerce des hommes et de leurs langages. Le temps des industries médiatiques qui correspond au temps des industries lourdes s’est construit sur la capacité de reproduction et de reproductibilité des objets par leurs images. Les Temps Modernes se sont distingués par leur capacité à produire des images que l’on souhaitait indicielles : photographie, cinéma puis télévision portaient un projet d’images qui pouvaient être perçues comme non intentionnelles et non conventionnelles. Avec l’avènement de ces images co-présentielles, une grande séance de projection du monde pouvait commencer. Ne sont-elles pas le fruit d’un enregistrement de la réalité, ne sont-elles pas le reflet d’un réel, ne sont-elles pas le résultat d’une présence du réel sur une surface de représentation ? La fin du 19e siècle et tout le 20e siècle construiront cet état de la vérité de nos images d’information et de communication. Images indicielles, toutes nos instantanéités photographiques. Images indicielles, toutes nos simultanéités télévisuelles où le temps de la production de l’image correspond au temps de notre réception, où le langage n’a pas le temps d’intervenir et de se glisser entre le réel, son image et le spectateur. Il y a dans toute image médiatique cette promesse d’être une image tombée du réel, ou tombée du ciel de nos réels. Voilà pourquoi le bricoleur, le photographe, le metteur en scène comme le spectateur des images prises par des machines sont par principe déclarés innocents de ce qui s’est passé dans le temps de la prise d’images, dans le temps de la machine (optique, physique, chimie, mécanique). Il y a dans l’opération de captation et de reproduction mécanique (de la photographie au cinéma) un supplément ou un reste, un mécompte, le trop d’un impensé - à travers quoi, en effet l’opération reste à penser [2]

La numérisation des images et son corollaire, la fabrication d’images virtuelles, ont changé la donne. C’est un autre récit du monde que nous font les images d’aujourd’hui : elles sont construites, trafiquées, réduites, copiées, collées, elles sont le résultat d’intentions fortes que l’on soupçonne et que l’on surprend dans nos regards. Les images hybrides, les exportations et les importations d’images, les jeux de citations ont toujours existé entre les images. Mais ce qui est nouveau peut-être aujourd’hui, c’est la fin d’une innocence : toutes nos images ne sont pas extraites du grand registre de la réalité.

Jean-Marie Schaeffer, dans L’image précaire [3], définissait la photographie comme une icône-indicielle : n’est-elle pas faite d’une part dans les matières de la vérité et de la preuve, et d’autre part dans celles des codes, des conventions, qui nous représentent le réel ? N’est-elle pas faite d’une part des traces que l’objet laisse de lui-même dans l’image et d’autre part de la représentation de l’objet ? De vérité et de langage ? La scène médiatique de l’information et de la communication, celle des industries culturelles aussi, consiste à répondre à cette convention du croire : il nous faut d’abord des indices, il nous faut des matières brutes, des xoana, des morts qui meurent encore sous nos yeux, ou de jeunes adultes qui se trémoussent sous des couettes qui font des vagues sous l’oeil indiscret et neutre de caméras à filtre infra-rouges dans un dortoir de téléléréalité sous notre bienveillante surveillance. Mais il nous faut aussi de belles conventions, de bons codes qui fabriquent nos stéréotypes, des icônes qui mesurent nos repères et construisent nos discours, terreau de nos échanges. Car l’icône, si elle n’est pas figée dans une convention, porte les intentions de son auteur et laisse cette part du langage émerger.

Place Tien an Men, printemps 1989

 Le printemps de Pékin, place Tien An Men, 1989 : un homme seul face à une rangée de chars qui portent sur leurs tourelles l’étoile rouge de l’Armée rouge, un homme qui fait le printemps furtif des droits de l’homme en Chine.
 New-York, 11 septembre 2001, deux tours traversées par les feux d’un terrorisme qui déclare la guerre aux Etats-Unis.
 Bagdad, Irak, avril 2003, la statue de Saddam Hussein tombe, elle tombe au ralenti, inlassablement, tombe à contre-jour, tombe en plongée, en contre plongée, elle tombe devant les mosquées, leurs dômes et leurs minarets, et la chute du symbole du régime baasiste irakien semble entraîner avec elle des pans entiers d’Orients.
Intentionnelles et conventionnelles, nos images symboles figent notre histoire en quelques figures convenues. Elles sont, dirait Philippe Marion, médiagéniques [4] : elles correspondent aux récits que nous voulons nous faire des événements, elles fabriquent nos actualités, elles trouvent dans les supports médiatiques des écrans de prédilection. Elles s’exportent facilement et font claquer leurs slogans visuels aux vents de nos champs de batailles. Ces images sont, écrit Vincent Capman, mnémogéniques [5] : elles fabriquent nos mémoires dans le registre médiatique et portent la responsabilité des formes que va prendre l’Histoire dans les livres scolaires, dans les anthologies, dans les commémorations médiatiques où l’on célèbre les anniversaires.

Je reste troublé, écrit Paul Ricoeur, par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire - et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués [6]. Les images d’information et de communication qui portent en elles une efficacité symbolique telle qu’elles sclérosent nos mémoires, condensent en quelques figures l’étendue de nos oublis. Elles ont un avantage politique qui n’est pas celui de la juste mémoire mais de la mémoire prête à porter les grands récits d’une société, matières à porter les mythes et à confirmer nos valeurs. Je me souviens de cette photographie de Marc Riboud, pendant les manifestations contre la guerre du Vietnam , devant le Pentagone, en 1967. L’image publiée, l’image choisie, exportée de la Une des quotidiens aux livres d’histoire, illustrant des agendas et des couvertures de magazines, encore aujourd’hui surexploitée et décontextualisée au profit de la communication de l’association Reporters sans frontières, est celle d’une jeune fille, le visage très doux, baigné de lumière, les mains en prière tenant une fleur, seule contre tous, seule contre une rangée de baïonnettes brandies au bout de leurs fusils par des militaires américains. Cette antithèse visuelle portait la figure de la paix contre la guerre, de l’amour contre la violence...

Mais lorsque l’on regarde la planche contact, ce carnet de croquis des photographes où étaient [7]enregistrées toutes leurs tentatives d’images, on voit la jeune femme entourée de centaines d’autres manifestants. Les militaires qui paraissent si nombreux sur l’icône choisie par les médias ne sont que cinq. Le changement de la profondeur de champ et de cadrage réalisés par Marc Riboud avait peu à peu isolé la jeune femme pour en faire une allégorie. Le récit est tout à fait différent dans les premières images saisies par le photographe où l’on voit la jeune manifestante agresser les soldats, les menacer de gestes provocateurs, le visage grimaçant de violence. Or, de quelle icône avions-nous besoin ? Le désastre financier, militaire et humanitaire de la présence américaine au Vietnam réclamait la fin de l’occupation. Les opinions publiques américaines et européennes voulaient qu’aux images de guerre se substituent des images de paix, qu’à la jeune fille courant sous les bombes et brél‚e au napalm réponde l’image d’une jeunesse américaine engagée pour que cessent ces atrocités et que vienne le temps de la paix. La capacité médiagénique et mnémogénique de cette image portait en elle le grand récit des années soixante-dix, celui d’une jeunesse issue du baby-boum qui réclamait une autre politique faite de fleurs et de voyages, de rencontres et d’errances contre les récits de leurs pères faits de guerre et d’objectifs, de tueries et de conquêtes, de commerces et de sacrifices.

Les sociétés et leurs habitants ont besoin d’images qui portent les couleurs de leurs idées. Les médias accueillent alors ces images reçues mais les produisent
dans le grand cinéma des indices : ni intentionnelles, ni conventionnelles, ces images porteraient la vérité. Nous les savons pourtant aussi icônes, intentionnellement choisies et travaillées pour porter les récits de notre société. Et le commerce que nous en faisons les réduit finalement à quelques figures exemplaires, conventionnelles comme les logotypes d’une industrie du faire croire, où le but ultime de la circulation des images serait d’imposer leurs vues à nos regards. Il y a dans cette sémiotique du voir une traversée des signes : nous saisissons la symbolique d’une image, nous comprenons comment elle est icône, mais quand bien même nous la percevons comme du langage, nous voulons encore la saisir dans sa vérité indicielle. Tel est le paradoxe de nos regards, et le déni du langage des images.

Tout langage porte en lui les traces de sa fabrique. Chaque texte, chaque image, dit toujours un peu de quoi il est fait. Un cadre malgré tout, une lumière choisie, une composition tapie derrière une perspective, des lignes qui se fuient elles-mêmes finissent toujours par faire des étincelles qui font briller des feux du langage les nuits de nos aveuglements. Il y a toujours du métalangage dans le langage, une boîte à outils qui nous dit comment tout cela se construit. Dans un texte, l’auteur qui glisse son mot à lui, dans une phrase, les saveurs et les couleurs, les retenues, ou un rien qui dit tant. Les images et les textes de nos informations et de nos communications, malgré tous leurs efforts d’apparaître comme doués de réel, nous sont donnés, offerts par le langage. Et pourtant, le langage porte aussi en lui les formes de sa vérité, il nous dit qu’il n’est fait de personne, qu’il est là comme ça, qu’il est en majesté. Comme si tous les langages puisaient aux sources de la vérité ce qu’ils nomment ou montrent. Comme si chaque mot et chaque image étaient faits de la matière première de l’objet ou de l’idée qu’ils nomment ou montrent. Comme si l’homme n’existait pas...
C’est l’écrivain qui prétend que ses personnages lui dictent leurs pensées, c’est le photographe qui court comme un fou pour saisir la fraction de seconde avant la mort et la figer comme une preuve éternelle de la vérité de l’instant. C’est le lecteur et le spectateur qui se calent dans leurs fauteuils.
Pour rentrer en fiction, écrit Philippe Marion, il faut accepter d’être dupé tout en sachant qu’on l’est. Pour mieux être dedans, il faut qu’une parcelle reste dehors [8].

Une sémiotique du croire n’est pas une science des stratégies. Il ne s’agit pas d’apprendre les arguments, les rhétoriques, les ruses de nos dénis, mais de les comprendre et de les observer.
Une sémiotique du croire n’est pas non plus l’établissement de la liste des contenus de nos croyances : un modèle économique (les bienfaits du partage des richesses), un modèle politique (les bienfaits de la démocratie), un modèle de l’amour (les bienfaits du mariage), un modèle de nos loisirs (le bienfait d’un corps sain). Ce registre de nos croyances est contenu dans le récit de chacune de nos sociétés et leurs contenus ne changent rien à nos manières de croire .
Une sémiotique du croire consiste donc à observer comment les langages de l’image se manifestent dans chaque société et comment nous négocions avec eux nos appartenances.

 Premier constat de cette sémiotique du croire : l’image en effet est faite d’artifices qui nous font croire à la fidélité de sa relation au réel. Une part de nos regards souhaite cette vérité qui voit le support et toutes les conventions de nos langages s’effacer. Apparaît alors le réel, et ses ombres et ses reflets, tel qu’il nous est conté, garant de nos visions. Toute image mérite d’être regardée à l’échelle de sa relation au réel et de la fiction qu’elle nous fait du réel. Le générique du journal télévisé de la plus grande chaîne privée française, en dix secondes, conditionne notre regard à venir sur l’actualité et les informations. Tout de suite, un planisphère bleu, mais une utopie : un monde vu du ciel, de très haut, d’un si haut que l’on peut espérer tout voir. Cependant, nul continent ne se dessine clairement, et ce non lieu de la géographie est comme une promesse de partout. Et puis à plusieurs reprises, des explosions rouges, brèves, éclaboussent un pays, une région, le spectacle commence, les conflits surgissent, rapides, claquent et disparaissent. Des chiffres viennent s’accrocher à des lignes, des équations de visées, tirs précis d’une courbe de transmission par satellite et de missiles d’une croisière de l’urgence. Il est vingt heures. Et ce maintenant, ce là du générique, va donner le ton aux nouvelles : simultanées, fruits de l’omnipotence et de l’omniprésence du média, livrées telles quelles. Toute image nous met en condition de sa réception. Dessin de presse, peinture abstraite, cinéma documentaire, séries télévisées, nous placent d’abord et toujours dans les distances qu’ils instaurent entre notre perception du langage et des effets de réel.

 Second constat : quand les images n’ont plus d’auteur, elles font autorité. Soit elles surgissent des cieux et portent les signes d’une volonté qui dépasse l’humain. Soit elles sont la marque du collectif, d’une communauté qui les a si longuement travaillées que l’on ne saurait convoquer en les regardant tous les artisans et les traditions qui les ont façonnées. Parfois elles sont si fidèles au réel qu’elles représentent, que l’on ne pourrait douter qu’entre elles et le réel il y eut un médiateur, un traducteur et les langages d’une société.
Pour entrer en croyance, il faut oublier l’auteur, les conditions de la fabrication des images, les contextes économiques et politiques de leur conception. Un je engage toujours un tu et c’est ensemble qu’ils partagent leur responsabilité face au langage. Mais sans le je (je, dit l’auteur, te traduis ma vision des choses, je, dit l’auteur, dispose du langage pour le faire, je, dit l’auteur, suis un interprète) le tu lecteur est convoqué‚ par une triple autorité : - ça a été, nous dit l’image, et comme cela l’installe dans un temps de vérité ; - c’est ainsi, renchérit-elle et place l’existence du réel dans l’irréfutable preuve qu’elle en donne ; - ainsi soit-il, fin logique d’une prière d’oublier l’auteur humain et qui favorise l’oubli du langage, les lois qu’il raconte, les soumissions qu’il ordonne .
 Ainsi : l’auteur. Perdre sa trace dans son artisanat ou dans son industrie, c’est perdre la place qu’il occupe dans le langage, et c’est pour partie une des conditions du d‚ni du langage.
Un paradoxe mérite cependant quelques précisions : des voix partout s’exposent, des paroles profanes de la société civile, des paroles d’experts des sphères du savoir, des paroles politiques d’élus qui nous représentent. Chacun s’ingénie à déclarer l’authenticité de son discours et l’autorité qui l’autorise à parler. Cependant, toutes ces paroles sont prises dans le registre de l’anonymat du grand récit qui les mettent en scène. Ainsi, au journal télévisé, les séquences informatives s’organisent selon un rituel qui nous fait le récit fictif de la démocratie ; un commentaire journalistique encadre des paroles d’experts ou de politiques qui elles-mˆmes encadrent des paroles profanes. Chacun est invité à dire sa petite phrase de dix secondes, coupée, montée, pour produire l’idée d’un grand dialogue et d’une distribution démocratique de la parole. Nos informations dès lors deviennent un spectacle anonyme, une industrie culturelle sans auteur, une fabrique de paroles qui se neutralisent au nom de l’objectivité et de la vérité des informations. L’auteur en collectif de nos journaux télévisés en ritualisant la mise en scène des paroles publiques en démocratie, désamorce tout débat et impose un récit déjà écrit. Le déni des langages de l’information prend racine dans l’anonymat qui régente leurs conceptions, et dans les formes ritualisées des pouvoirs qu’ils induisent.

 Troisième constat : La citation sera l’arme absolue du faire croire [9]. Une phrase précédait cette prévision : "Notre société est devenue une société récitée, en un triple sens : elle est définie à la fois par des récits (les fables de nos publicités et de nos informations), par leurs citations et par leur interminable récitation" [10].
Quand nous refusons de voir toutes les généalogies qui conditionnent la vie d’une image, c’est que nous la voulons surgissant du réel, nous atteignant brutalement. Une image peut citer une autre image, et cette pauvre Joconde qui nous vend un fromage a le sourire un peu fatigué. Mais qu’importe, elle est à nous et sa résurgence dans le champ des images est censée dessiner nos appartenances et nos connivences.
Une image peut évoquer une autre image, et sans la citer tout à fait lui emprunter ses atouts et ses avantages. Cette grande entreprise d’import-export concerne aussi bien le commerce des supports que celui des genres. Les mots nous manquent pour envisager les mille fa‡ons de citer que l’on invente pour une image, mais ici parlons donc d’emprunts : ceux de la télévision au cinéma, ceux de la photographie à la peinture, ceux des images publicitaires aux images d’information, et ceux des images de fiction aux images factuelles. Toutes les images prises dans l’album de nos familles d’images familières confortent nos croyances. Elles font l’économie de leurs généalogies et plus elles sont citées, plus elles confortent la citée car elles racontent comment nous sommes ensemble. "Historiquement, écrit Marc Augé, les questions qui touchent au rapport à l’image touchent simultanément aux rapports qu’entretiennent les uns avec les autres ceux qui y adhèrent" [11]. C’est au sein même du confort de la citation que l’on oublie sa parenté et qu’on la reçoit comme une vérité. Car la seule origine dont se réclament nos images, la seule que nous leur reconnaissons facilement, c’est la grande paternité du réel. Mais les voilà déjà qui cèdent à nos rémanences et ce qu’on leur refusait, leur part de langage, leur part de social réapparaît sous une forme plus intime. Elles me rappellent quelque chose, un souvenir que je ne peux échanger, une vérité que je suis seul à partager avec elle. Le déni du travail de la citation dans l’image nous laisse orphelins du langage, face à nous-mêmes, et face au réel.

 Le quatrième constat qu’une sémiotique du croire engage, repose sur une hypothèse souvent contestée mais qui reste pour moi encore, et malgré ses déboires, une intuition à laquelle je tiens. C’est une idée simple : toute image est en attente de texte, toute image est un pré-texte. De nombreuses recherches en neurobiologie semblent confirmer cette intrusion de la langue dans les langages de l’image, où voir n’est pas sans conséquences sur la conscience. On souhaiterait que les doctes n’y mettent pas leurs pieds, on souhaiterait un regard pur, et que l’image ne nous parle, sans concession à la raison, que de nos émotions. L’image comme non lieu de la pensée et du langage, voilà le rêve d’une part de sa vérité. Mais à part les syndromes de Stendhal que la psychiatre Graziella Magherini [12] observe au Service de santé mentale du centre historique de Florence où le spectateur perd tous ces moyens face à l’image (ses mots , sa raison), et sombre dans une folie provisoire, il nous faut songer à nos regards comme à d’intenses moments. L’imagerie en neurobiologie et notamment les travaux de Marc Jeannerod de l’INSERM de Lyon montrent comment les zones de la vision en action "éveillent" celles du langage. Il nous faut voir avec tout notre patrimoine, et les images que nous regardons sont comme traversées par le spectre des mots et des images que nous connaissons.
Si le lecteur accepte ici ce postulat, il nous faut maintenant le mettre à l’épreuve d’une sémiotique du croire. Dans ces passages et ces échanges entre l’image et nos légendes (collectives et personnelles) il se pourrait bien que se trouve conforté le déni du langage de l’image. Ce sont les mots que nous imposons aux images qui porteraient nos récits, nos mythes, et laisseraient l’image indemne de toute intention, de toute convention. Nous pourrions "habiter" l’image quand les mots qui la distingueraient nous placeraient hors d’elle. Nos croyances, ces manières d’être face au langage et de ne pas en vouloir, seraient donc mieux portées par l’image que par ses pré-textes qui en dévoilent les secrets de fabrication et les mystères de la réception. Et les mots de nos images dédouaneraient ces dernières de toute velléité de langage et laisseraient libre cours à nos envies de déni du langage des images, rare lieu encore possible de nos croyances.

L’image se passerait bien des mots dont nous l’accablons. Elle serait juste une mythographie, une image qui nous raconte sans l’aide des mots [13]. Ou dans le registre esthétique elle serait juste "belle et tais-toi". Elle traverserait l’axe "tripes-pupilles" plutôt que celui de "l’oeil-esprit". Ce sont là des croyances en l’image qui laissent libre cours à nos croyances face aux mythes, aux récits et aux valeurs qu’elles nous exposent.

  Cinquième et dernier constat : une image est toujours portée par une institution. La famille, l’Etat, un grand groupe industriel, un média, un système éducatif, une association... Une image est toujours présentée aussi dans un contexte qui lui donne sa couleur : au cinéma, à la télévision, sur la couverture d’un magazine, en affiche, sur un écran d’ordinateur, dans un livre, au musée... Et il y a toujours une "antériorité du croire" face à ces contextes et face à ces institutions. Que l’on trouble cette antériorité du croire et nous voici étonnés, recherchant à nouveau la bonne distance qui nous place face à l’image. Si le travail de l’artiste consiste souvent à déplacer nos habitudes, chaque image généralement témoigne de son allégeance à l’institution qui la diffuse et de sa correspondance aux normes que lui impose le contexte dans lequel elle est montrée.
Je me suis un jour prêté au jeu d’un mensonge conséquent. Dans un amphithéatre de l’école Estienne, école de communication visuelle et d’arts appliqués, dans le cadre des Journées Européennes qu’ils organisaient alors, j’ai fait une conférence de pure fiction. Profitant de l’institution (une conférence dans une grande école d’art) et du lieu (un amphithéâtre où s’échange généralement du savoir) je présentais les travaux de Thierry Urbain, ses Archéologies du désert : [14] superbes photographies de fouilles fictives et de paysages de déserts fictifs. Pourtant, je les présentais comme vraies, et m’instituais moi-même grand spécialiste de Palmyre, Petra, Byblos, Babylone, Nippur, Nimrud, Ninive et Nefra. La projection de diapositives avait lieu en présence du photographe, et je proposais à l’assistance, à la fin de ma conférence, de lui poser des questions. Nous étions complices, mais persuadés que le public ne serait pas dupe. Pourtant, l’institution, le contexte, la qualité des photographies elles-mêmes, firent du public une communauté consentante à ce grand mensonge truffé‚ pourtant d’invraisemblances. Et chacun de poser des questions sur la réalit‚ quand nous étions, Thierry Urbain et moi, en pleine fiction. Nous sommes ressortis de cette expérience légèrement troublés : l’antériorité du croire de notre public avait largement dépassé le jeu que nous étions venu présenter. De coquins, nous étions devenus menteurs. Mais finalement ne sommes-nous pas tous incorrigibles : devant la couverture de Femme Actuelle, devant les informations télévisées, devant une séquence de Star Académie, devant une publicité, nous nous plaçons là où ça ne peut être que vrai.
Aux Appareils Idéologiques d’Etat de Louis Althusser [15], il faudrait ajouter les IFC : les Institutions du faire croire, et comprendre les discours qu’elles produisent.

C’est le deuil du signe pour une pensée plus large, un geste plus ample, un regard de plus grande portée. Ce n’est pas juste ce qu’une image veut dire, mais comment elle réagit ou se rétracte face au réel, comment elle porte ses généalogies et les assume, comment elle avoue qu’elle est l’interprétation d’un monde, comment elle est le prétexte de nos récits, et comment le contexte dans lequel elle se donne conditionne notre regard. Ce sont les reflets qu’elle produit dans l’oeil et l’esprit de son spectateur, et les contraintes de sa fabrication. C’est surtout, au coeur de tout cela, le déni de ses langages. Nos croyances sont ces états nécessaires qui nous libèrent provisoirement des responsabilités trop lourdes de notre humanité. Ce sont des temps où les langages qui nous ordonnent viennent de plus haut que nous, ce sont des temps où les réels sont plus forts que les langages qui les représentent. Ce sont des temps où les sociétés bâtissent leurs légitimités pour qu’en elles nous puissions habiter.

Frédéric LAMBERT