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Réflexion

Iconoclasme

I. Entre archaïsme et modernité

L’iconoclasme, ce rejet des images qui caractérise le protestantisme - réformé surtout - a-t-il encore une pertinence aujourd’hui ?

Non, si l’iconoclasme signifie un acte de destruction d’objets, de quelque nature qu’ils soient, à la manière ce que firent il y a quelques mois les talibans en Afghanistan en détruisant les statues des bouddhas géants. De tels actes barbares ne signifient rien d’autre qu’un rejet de l’art, de la culture, et pour finir de l’humain lui-même. Rien ne saurait les excuser. Mais l’iconoclasme reste pertinent si derrière ce mot [1] on conçoit une nécessaire critique de l’envahissement de notre société par le monde des images, s’il désigne une protestation contre le tout médiatique.

Nous vivons toujours plus dans ce que Guy Debord a appelé la « société du spectacle », c’est-à-dire une société où toute réalité se donne à voir - et à vivre - sous forme de son double iconique. Le risque, qu’il faut dénoncer comme une forme moderne de l’idole, est que l’image se substitue à la réalité, celle-ci devenant finalement l’image de sa propre image. Il y a alors inversion. Comme si la réalité n’était plus que la pâle copie de sa représentation visuelle, laquelle se donne comme étant un original à imiter.

L’évolution des techniques, avec les images virtuelles et de synthèse, ne fait qu’accentuer ce phénomène : nous avons toujours plus accès au réel par la médiation d’images qui en constitue la copie parfaite. Ce monde d’images crée une nouvelle réalité fondée sur la puissance des médias, une réalité artificielle qui tend à se substituer à la communication interpersonnelle. La puissance des médias réduit à néant la fragilité de la présence humaine.

Une critique de notre « civilisation de l’image » obéit à des motifs essentiellement éthiques : il s’agit de retrouver la personne humaine et sa capacité à partager derrière l’écran de la consommation médiatique. L’iconoclasme reste valide, nécessaire même, à condition qu’il soit théorique, critique, réflexif - et non acte de destruction.

Mais l’iconoclasme a par ailleurs une histoire, et même une histoire double qu’il faut connaître. L’histoire des différentes « crises » d’abord : essentiellement la première querelle iconoclaste en Orient, qui s’est terminée en 787 par le triomphe des iconophiles au Concile de Nicée II. Plus tard, l’iconoclasme protestant de la Réforme. Puis l’iconoclasme des révolutions française et russe. En tout dernier lieu, mentionnons les destructions de statues de Lénine et Staline dans les pays du bloc de l’Est après la chute du mur de Berlin en novembre 1989.

Mais il existe une autre histoire de l’iconoclasme, qui se situe au niveau des idées, avec l’étude des pensées critiques vis-à-vis des images. La plupart de ces théoriciens de l’iconoclasme furent aussi d’éminent théologiens, de grands créateurs et bâtisseurs de communautés. Parmi les grands noms, citons : Origène, Tertullien, Eusèbe de Césarée, Bernard de Clairvaux, Wycliff, Jean Huss, Calvin, Pascal, Kant, Kandinsky, Ellul.

La première chose à faire, pour y voir clair dans cette question, est donc de bien différencier l’iconoclasme pratique de l’iconoclasme théorique, celui-ci s’opposant souvent à celui-là. Le premier est une action radicale, violente, destructrice ; le second est une pensée critique et le plus souvent constructive.

Au long de cette série, je voudrais m’arrêter sur l’une des crises iconoclastes qui touche de près notre histoire et notre mémoire : l’iconoclasme protestant. Je voudrais ensuite montrer la pertinence d’un iconoclasme théorique, pensé, pour l’émergence de l’esthétique contemporaine et, pourquoi pas, pour une représentation non figurative du divin.

Quand l’Eglise a pris des positions iconoclastes :

Le Concile d’Elvire, qui se tint en Espagne au début du 4e siècle, affirme, dans son canon 36 qu’ « il ne doit y avoir aucune image dans l’Eglise, de peur que ce qui est objet de culte et d’adoration ne soit peint sur les murs ». Cette position témoigne du souci de l’Eglise primitive de se différencier radicalement d’une culture gréco-romaine qui accordait une large place aux sculptures et aux idoles paiennes.

On retrouve un écho de cette position en pleine crise iconoclaste. En 754, l’empereur Constantin V convoque un Concile à Constantinople qui s’ouvrira au palais de Hiera (d’où le nom « Concile d’Hiera »). Les trois cent trente huit Pères conciliaires s’accordent pour dire que l’on ne peut circonscrire le divin, et que par conséquent la figure du Christ est non représentable. La seule icône possible et permise du Christ est l’eucharistie, parce qu’en elle seule se trouvent réunies les deux natures du Christ, l’humaine et la divine. Calvin ne dira guère autre chose. Quelques années plus tard, en 792, les théologiens de l’Eglise franque préparèrent, à la demande de Charlemagne, une réfutation des thèses iconophiles de Nicée II, dans les Livres carolins rédigés par Alcuin ou Théodulfe d’Orléans. L’auteur soutient la primauté absolue de la Parole sur les images, mais il attribue pourtant à celles-ci une fonction didactique. Cet iconoclasme franc fut apprécié, précisément en raison de sa modération, dans la mesure où il prônait une « voie moyenne » (via media) entre les destructeurs et les défenseurs des images. Luther sera très proche de cette position.

Ils ont dit :
«  Alors que rien d’autre ne doit être adoré que Dieu seul, autre chose est d’adorer un homme en fonction d’une attitude de charité et de courtoisie, et autre chose d’adorer des images faites de main d’homme  »
Les livres Carolins (vers 792).

Jérome Cottin
(article parru dans Réforme N° 2990)

Pour poursuivre...
 Alain BESANCON, L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, 1994.