Parcours interprétatif proposé par Jérôme Cottin
Voir aussi : Spiritualité et christianisme à la 58e Biennale d’art contemporain de Venise (2019)
Visionner le Power Point en même temps que l’on lira cet article : on découvrira 52 visuels, ainsi que quelques textes et commentaires supplémentaires, qui accompagneront la lecture de cet article.
Le titre de cette 59e Biennale d’art contemporain, Le lait des rêves (the Milk of Dreams / Il latte dei sogni) est une ouverture à toutes les créativités possibles, mais privilégie l’onirisme, le fantastique.
Trois thèmes prioritaires ressortent de cette Biennale : - La féminité, la femme actrice et artiste ; - La dimension onirique, le rêve ; - l’écologie, la destruction ou la préservation de la planète. Avant d’être possiblement repris chrétiennement, ces thèmes sont d’abord humains, et c’est à ce niveau-là qu’il faut comprendre et recevoir ces réalisations artistiques, souvent marquées de surréalisme, parfois de militance humaniste. Mais on pourrait aussi, à partir des très nombreuses œuvres, installations, réalisations exposées, montrer que la vision humaniste et la vision chrétienne se rejoignent. Ainsi pour la place de la femme : Jésus dans la Bible, a mis en avant la condition féminine ; ou sur la sauvegarde de la planète, que l’on peut recevoir comme étant un rappel que la création est don de Dieu à l’humanité ; ou à l’inverse sa destruction, qui renvoie à la condition pécheresse de l’humain, qui exploite plus qu’il ne protège la création.
Ma visée sera autre. J’ai cherché les symboles et figures chrétiennes et bibliques que l’on pourrait retrouver dans cet art contemporain qui n’est plus ni chrétien ni porté par une société chrétienne. Ce religieux est loin d’être omniprésent. Il est même totalement absent auprès de nombreux artistes, surtout ceux qui proviennent de cultures, pays ou continents peu ou pas touchés par le christianisme (Asie, Chine, Inde, Afrique du Nord, pays musulmans etc.). Mais cette dimension chrétienne et biblique n’est pas absente pour autant. Je l’ai classée en trois thématiques différentes :
- 1. L’esprit des lieux (religieux).
- 2. Le monde intérieur, l’inculturation, la foi
- 3. La mémoire, l’absence, la trace
Il s’agit essentiellement de réalisations faites en off, dans les lieux de la ville extérieurs à ceux de la Biennale (Giardini et Arsenal) ; ces lieux peuvent être de modestes maisons vénitiennes, des palais, des musées, ou encore des églises (en général désaffectées). Dans ce cas-là l’esthétique du bâtiment rejaillit sur la réalisation plastique, en une sorte de contamination spatio-temporelle. Non religieuse, l’œuvre le devient par sa simple présence dans un lieu où tout renvoit à Dieu : l’harmonie des lignes, l’architecture, la symbolique de l’espace, les tableaux, les objets liturgiques, l’histoire. J’en donne trois exemples, en commençant par le plus explicitement chrétien des trois :
– A. Angels listening de Rachel Lee Hovnanian située dans la chapelle de l’ancien centre culturel arménien. On nous dit qu’il s’agit d’ « une performance cathartique interactive ». Sur un fond sonore inquiétant, le visiteur entre dans la chapelle et se trouve face à des anges dont la bouche est close par un sparadrap : ils écoutent, mais ne parlent pas. Le spectateur est invité à prendre un ruban et d’y écrire « ce qu’il n’a pas pu dire, ce qu’il n’a pas dit », face à un confessionnal. Il laisse ensuite son message dans une boite, puis va méditer dans le jardin sur un tapis sur lequel sont cousues les confessions d’autres visiteurs qui l’ont précédé. Cette installation-performance qui implique le spectateur se présente donc comme une sorte de confession religieuse artistico-laïque.
– B. Les arbres grandissent du ciel (Trees grow from the sky) de l’artiste tchèque Rony Plesl, plasticien et sculpteur sur verre, dans l’église Santa Maria della visitazione, magnifique architecture de la Renaissance italienne. Dans la nef sont posés trois « troncs d’arbres » en verre blanc translucide, dont la surface reprend la texture de l’écorce des arbres. On pourrait penser à la Trinité. Dans le chœur et devant l’autel, une sorte de 2e autel sur lequel se trouve un autre tronc en verre émeraude lumineux et translucide, presque phosphorescent, et couché sur une structure de bois. En s’approchant, on découvre que la texture de ce tronc est « christique », car elle est faite de quantités de figures du Christ en rondes bosses. Mais ces figures ne sont visibles que si l’on s’approche de près de la sculpture en verre.
– C. Le parcours proposé par Ai Weiwei dans la basilique S. Giorgio sur l’ile de S. Giorgio Maggiore est foisonnant. Là, on change de dimension, à la fois religieuse et artistique. On est dans une des plus belles et plus prestigieuses architectures religieuses de Venise. Quant à l’artiste, célèbre dissident chinois, il a investi l’ensemble des bâtiments de quantités d’œuvres, assez hétéroclites. J’en ai retenu deux : un arbre recomposé, constitué de trois sortes d’arbres différents dans la sacristie ; et quatre casques d’ouvriers en verre luminescents posés derrière l’imposant autel baroque. Au spectateur de trouver un sens religieux (ou pas) de ces installations, marquées du sceau de l’énigme, et liées à la thématique d’ensemble choisie par l’artiste, qui est La comédie humaine.
La deuxième thématique : le monde intérieur, l’inculturation, la foi, se trouve en abondance à l’intérieur des lieux dédiés à la biennale. Elle est à mettre en rapport avec la thématique générale de la Biennale, Le lait des songes. Si l’on peut trouver un fil rouge qui unit les réalisations forts diverses et ces artistes, ce serait l’exploration de leur monde intérieur, leurs rêves, leurs fantasmes, leurs militances parfois ; certaines de ces visions oniriques sont mêlées à des figures chrétiennes (le Christ, la croix, Marie, les anges…). J’en donne quelques exemples :
– A. L’artiste chilienne Cecilia Vicuna, qui travaille beaucoup à partir de la laine (de lama, entre autre) a réalisé un tableau intitulé Virgen Puta (2021). Cette artiste fut du reste la lauréate de la Biennale 2022, en obtenant le Lion d’or pour la carrière. Cette figure émouvante d’une femme, moitié Vierge à gauche, moitié putain à droite ne peut que renvoyer à l’image ancestrale de la femme qui, pour beaucoup d’hommes, est soit l’une, soit l’autre. Le côté marial reprend des tissus de la culture pré-colombienne : une inculturation assumée et bienveillante.
– B. Sœur Gertrude Morgan (1900-1980), chrétienne mystique américaine de la Nouvelle Orléans, a exposé la peinture d’une de ses visions bibliques et mystiques. La biennale expose parfois des œuvres d’artistes reconnus, mais d’une période plus ancienne, pour montrer la continuité entre les thèmes. Cet art naïf, que l’on pourrait qualifier d’ « art brut », témoigne d’une relecture très personnelle, mais aussi apologétique et prédicative, des récits bibliques, faite par une prophétesse chrétienne afro-américaine (ainsi se comprenait-elle).
– C. Belkis Ayon (1967-1999), artiste cubaine de La Havane décédée précocement, mêle des images de rituels issus de la religion d’une société secrète (Abakua) liée à la figure féminine de la princesse Sikan, aux symboles du christianisme (croix, agneau, figure christique, nimbe). Syncrétisme diront les uns, inculturation diront les autres. Ses œuvres sont souvent des triptyques. Les événements actuels font que la série représentée n’a pas pu être exposée en vrai, car elle se trouve au musée de St-Pétersbourg en Russie. Impossible de la faire venir depuis la guerre d’agression russe. Nous n’avons que des reproductions, en format réduit.
– D. Palmira Correa (née en 1948), artiste vénézuélienne, a reconstitué La Casa di Palmira, avec des murs couverts de peintures au style naïf et coloré, dans lesquels on peut distinguer des croix décorées de couleurs gaies et chaudes, et des motifs de la vie quotidienne dans ce pays pauvre d’Amérique du Sud.
– E. Après ces quatre témoignages féminins, celui d’un homme, le photographe Roger Ballen qui a exposé dans le pavillon de l’Afrique du Sud, pour illustrer (avec quelques autres artistes), le thème Dans la lumière (Nella luce). Sa série intitulée Le théâtre des apparitions, est constituée de photographies de dessins réalisés sur le verre d’édifices abandonnés. Ils sont montrés dans l’obscurité, ce qui transforme ces dessins en vitraux ou en apparitions lumineuses. Ils représentent des figures imaginaires et oniriques, tantôt malfaisantes, tantôt bienveillantes. Elles sont souvent dansantes. Parmi elles, plusieurs anges. On pense à l’artiste suisse de l’art brut Louis Soutter.
La dernière thématique identifiée concerne des « traces » de christianisme, souvent véhiculées via des tableaux célèbres de la tradition de l’art chrétien, lesquels sont revisités et réinterprétés de manière contemporaine. Ainsi le tableau La décollation de Jean-Baptiste du Caravage (1608), qui se trouve dans l’oratoire de la cathédrale St-Jean à La Valette, à Malte, a-t-il été réinterprété à travers une installation qui fait tomber des matériaux en fusion dans 7 bassins remplis d’eau, lesquels correspondent aux 7 personnages du tableau. L’installation se déroulant dans une quasi obscurité et impliquant le mouvement, il n’a pas été possible de la photographier.
– A. Dans une exposition en off, l’artiste américain Kehinde Wiley a proposé des réinterprétations contemporaines du tableau Le Christ mort au tombeau (1521) de Hans Holbein. Dans ses actualisations, il met en premier plan des Africains-Américains, lesquels prennent la pose des personnages bibliques ou de figures chrétiennes. Il donne ainsi une nouvelle dignité, une aura « sacrée » aux personnes de son pays, victimes du racisme ordinaire, en faisant d’eux des personnages sanctifiés (ils sont souvent auréolés).
– B. Dans le pavillon d’Israël, l’artiste Ilit Azoulay (née en 1972 à Tell Aviv-Jaffa), présente un travail de mémoire intitulé Queendom. La plasticienne propose (sur fond sonore) des photomontages panoramiques, qui présentent sur une surface plane des mélanges d’objets et de motifs iconographiques issus des cultures islamique et chrétienne du Moyen Age oriental (objets pris dans les archives de David Storm Rice, 1913-1962, et photographiés en macro). La fluidité et la complexité d’un Moyen Orient, depuis toujours pluriculturel et plurireligieux, est mise en avant. On trouve sur ces formes informelles des écritures arabes, mais aussi des restes d’une iconographie christique et biblique.
– C. Je termine par une réalisation qui n’est pas en soi religieuse, mais qui illustre parfaitement la problématique de l’absence, de la trace, d’une présence rendue invisible et que l’artiste rend visible grâce à son geste créatif. Il s’agit du travail de Maria Eichhorn pour le pavillon allemand, mais qui se poursuit dans des installations hors de la Biennale. Il s’agit de faire mémoire de tout ce qui a été détruit (donc rendu invisible) par les nazis et l’idéologie nationale-socialiste à Venise, précisément. Dans son projet, Relocation d’une structure, Maria Eichhorn se concentre sur l’histoire du pavillon allemand et sa transformation architecturale. Construit en 1909, le pavillon bavarois a été rebaptisé pavillon allemand en 1912 et redessiné en 1938 dans le but de refléter les canons esthétiques fascistes. Une nouvelle façade, des agrandissements ultérieurs et la surélévation du toit ont contribué à son aspect imposant. Malgré quelques modifications architecturales apportées après la guerre, le bâtiment est encore marqué par le langage formel de l’époque fasciste. Maria Eichhorn met en lumière les traces du pavillon d’origine, cachées derrière le remaniement de 1938. Elle retrouve les traces d’une architecture « humaniste », cachée, rendue invisible par l’architecture national-socialiste. Le vide se remplit alors de plein, l’absence, de présences.
Le visiteur ou la visiteuse pressé.e ne remarquera rien, ou si peu, de ces allusions chrétiennes et métaphores christiques dans la 59e Biennale d’art contemporain de Venise. Mais celui ou celle qui s’attarde un peu, qui cherche le sens caché des œuvres, et fait pour cela appel au riche patrimoine artistique et religieux des siècles passés, y découvrira plus, beaucoup plus : une espérance et parfois une foi, culturellement situées, existentiellement vécues, plastiquement exprimées, esthétiquement reçues.
Jérôme Cottin