Paris : Cerf, 1993
Auteur : Bernard SARRAZIN
Ce livre original et passionnant pour qui s’intéresse aux multiples reprises culturelles de la Bible dans le monde contemporain s’inscrit dans la ligne des travaux de Northop Frye ou de Jean-Pierre Jossua sur l’influence des récits bibliques dans les fictions poétiques et littéraires. L’ouvrage se présente comme une anthologie de textes d’auteurs aussi divers que Woody Allen, Georges Bernanos, Jorge Luis Borges, Cavanna, Alfred Jarry, Kafka, Kierkegaard, Michel Leiris, Thomas Mann, Marcel Proust, Michel Tournier, Alfred de Vigny etc... Avec les défauts de ce genre littéraire : diversité des écritures et des problématiques, lectures fragmentées et narrrations forcément incomplètes.
L’a. a toutefois opéré une judicieuse sélection (les modernes prennent le pas sur les classiques) dans la mesure où les textes retenus viennent appuyer une thèse intéressante, très finement exposée au début de l’ouvrage : une lecture strictement historique ou exclusivement confessante de la Bible ne suffit plus à inspirer la création culturelle contemporaine. Par contre une autre lecture, dialogique ou intertextuelle, que l’a., à la suite de Michel de Certeau appelle braconnage , permet de redonner goût à la Bible au lecteur (et peut-être aussi au croyant) moderne. Par là l’a. réhabilite l’imaginaire et se situant clairement du côté du sujet parlant, écrivant, lisant. Il esquisse ainsi, à la suite des pragmaticiens, et du linguiste Bakhtine une "esthétique de la réception" qui dépasse les apories des lectures historico-critique ou structurales de la Bible, qui ne se situent pas assez "du côté du lecteur".
On pourrait craindre que ce type d’approche aboutisse à une dérive esthétisante ou "imaginante", la Bible n’étant finalement plus que le prétexte d’une création culturelle autonome et résolument non confessante. Mais l’a., qui a parfaitement sû cadrer son sujet, le replace à l’intérieur d’une théorie du texte qui prend en compte les acquis de l’exégèse biblique : la lecture dialogique , la parodie et la réécriture fantastique se situent aussi du côté du texte biblique (est-ce un hasard si les grands textes "mythiques" de la Bible comme Gn 1-11, Gn 32, Job, Judith etc. ont si fréquemment inspiré peintres, poètes et écrivains ?). A la clôture du Canon biblique s’oppose une "oeuvre ouverte" selon l’heureuse expression de Umberto Eco. Lue et relue dans cette perspective, la Bible devient un véritable palimpseste.
Autre qualité de l’ouvrage à la frontière entre l’exégèse biblique et la littérature moderne : il nous offre des pistes nouvelles pour interpréter et comprendre l’art contemporain, qui s’inspire également fréquemment de la Bible, mais d’une manière tout aussi hétérodoxe que la littérature. Entre une lecture distranciée (historique ou culturelle) et une lecture de proximité (confessante et ecclésiale) de la Bible, il existerait donc bien une troisième voie possible qui serait une lecture "hétérologique" : lecture à la fois folklorique et théologique, autonome et hétéronome, athée et croyante. Un ouvrage de qualité pour qui s’intéresse aux approches plurielles de l’Ecriture.