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Bibliothèque (1990-2022)

L’image peut-elle tuer ?

Auteur : Marie-José MONDZAIN

La démarche de Marie-José Mondzain, philosophe et directrice de recherche au CNRS, me semble exemplaire d’une critique du monde moderne des images, reposant sur une très bonne connaissance de l’image chrétienne. Sa pensée philosophique se fonde en effet sur une étude approfondie du christianisme ancien, et plus particulièrement de la théologie des Pères grecs. Elle a synthétisé cette recherche dans un ouvrage de vulgarisation au titre significatif : L’image peut-elle tuer ?

Ce n’est pas le contenu de l’image qui est violent, mais l’absence d’une relation de parole qu’elle empêche : "Toute image est image d’un autre, même dans l’autoportrait. Cet écart est celui de la symbolisation" (p. 29). Quand cet ordre symbolique est absent, quand il n’y a plus de distance, d’invisible, l’image exerce une forme de violence contre l’individu : "L’image nous regarde et peut nous engloutir" (cf. les mythes de Méduse ou de Narcisse) (p. 28). Les visibilités doivent donc être habitées par la parole. Le modèle d’une juste relation aux images est à trouver dans une théologie de l’Image (= du Dieu incarné) qui vient subvertir, mettre en scène le visible.

La violence de l’image n’est donc pas de l’ordre du contenu, mais d’un dispositif : à un dispositif d’incorporation, c’est-à-dire quand un groupe ou une institution s’empare des corps et des images par le biais d’une violence symbolique et dominatrice, doit s’opposer un dispositif d’incarnation qui redonne vie aux images à travers une relation triangulaire entre le visible, l’invisible et le regard. Incarner, ce n’est pas imiter, reproduire ou simuler, mais donner chair, opérer en l’absence des choses et des êtres. Si l’incarnation christique et sa reprise symbolique dans le sacrement eucharistique constituent le modèle du dispositif d’incarnation, ils ne sauraient en revanche constituer le modèle des images. Car nous n’avons plus accès à l’incarnation que par la parole ; "La manifestation de la vérité implique l’incarnation de la parole dans la chair des images" (p. 37). C’est finalement la parole seule qui constituera l’instance positive et critique des images : "Seule la parole prend effet sur l’économie de nos désirs, et cela spécifiquement dans le monde visuel où l’on a trop tendance à croire que l’être parlant est devenu muet" (p. 26).

L’image (celle qui donne corps et forme à la parole) s’oppose donc aussi bien à l’icône / l’idole, qui reposent sur des logiques substantialistes, qu’à l’imagerie qui n’est qu’une simple visibilité aveugle, constituée de signes sans signification aucune. L’empire visuel d’aujourd’hui est en tension constante entre une pensée incarnationnelle de l’image qui est positive, et des stratégies d’incorporation ou de manipulation, marquées par la négativité. La réponse à cette violence dans le visible (à ne pas confondre avec la violence des images ou des images violentes) n’est pas dans une pensée iconoclaste ou une abstinence d’images, mais dans une construction du regard par la parole (p. 44).

Ainsi l’esthétique et l’éthique se rejoignent dans la mise en valeur d’autres images, les œuvres d’art. Côté esthétique : " L’œuvre d’art est offre d’une liberté, donation d’un sens qui n’est jamais assigné, jamais le même, toujours fragile" (p. 44) ; côté éthique : "La construction du regard est un devoir politique" (p. 50). Et notre philosophe de conclure, après avoir établi un lien entre Grégoire de Nysse et Lacan, entre le désir de Dieu et le désir de voir : "La vraie image en effet, n’est pas médiatique, elle est médiation" (p. 59).

On retrouve dans cette réflexion très actuelle les fondements d’une théologie de la Parole, en même temps que ce dépassement de l’image par une esthétique du non visible, idées déjà présentes, mais de manière fragmentaire, chez Calvin.

Jérôme Cottin