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Réflexion

V. Le monde transfiguré

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3245, 1er-7 novembre 2007, p. 12

Une découverte un peu rapide de l’art actuel pourrait donner l’impression qu’il est - comme d’ailleurs tout l’art du 20e siècle - essentiellement marqué par le pessimisme. Il représente souvent un monde fait de souffrances exhibées, à l’image de ce que montrent les médias. Il est vrai que l’histoire du siècle passé ne fut pas particulièrement paisible et que la violence y a atteint un paroxysme. Une autre tendance de l’art d’aujourd’hui est de montrer la banalité d’un monde marqué par la consommation et la culture de masse. C’est dans cette constellation que naquit le pop art américain, ou encore l’hyperréalisme qui, en copiant et en imitant une situation, en fait la dénoncent : peindre des hot-dogs dégoulinant de sauce, c’est une manière de les stigmatiser. Il serait toutefois insuffisant de limiter le langage de l’art d’aujourd’hui à ces seuls deux aspects : pessimisme et parodie. Il existe encore une troisième voie : l’art comme transfiguration du réel. L’art utilise la matière (et pas simplement l’idée, le mot ou le son), mais propose aussi quelque chose de différent que le simple monde des objets. Il participe d’une autre logique, celle de la re-création. Il ambitionne de créer un monde à la fois semblable et différent du nôtre, où l’on puisse exister et rêver, un monde à notre portée et portant inaccessible, un monde autre.

Certains vont même jusqu’à dire que la fonction première de l’art est de substituer une réalité véritable à une réalité "d’image" (c’est-à-dire imitée, trompeuse, faite d’apparence). L’art aurait alors un rôle messianique, en ce qu’il annoncerait un monde non encore advenu, mais pourtant déjà visible par des signes. La principale fonction de l’art serait donc d’ouvrir l’avenir en même temps qu’il contesterait le présent. Le philosophe de l’école de Francfort Ernst Bloch, influencé par le messianisme juif, a parlé de la fonction de "pré-apparaître" (Vor-schein) de l’œuvre d’art : elle annonce un futur, ouvre à divers possibles et par là peut contribuer à transformer l’état de notre monde. L’art - un théologien de Genève l’avait rappelé en son temps - peut avoir une fonction proprement épiphanique [1] ; il peut manifester le regard sanctifié de celui qui a reçu la Grâce de Dieu et donc, indirectement, évoquer le regard de Dieu sur le monde. Certaines créations, certaines démarches semblent être plus particulièrement aptes à permettre cette transformation - ou pour le croyant sanctification - du regard.

1. Au-delà de l’humain. L’art abstrait, inauguré par Kandinsky et Mondrian au début du 20e siècle ne fut pas qu’une mode. Il permit précisément de rendre visible un monde autre, ce qui impliquait de dépasser notre vision optique du monde. Ce n’est pas un hasard si les premiers abstraits furent tous des spirituels. Loin de se tarir, l’abstraction reste l’un des principaux moteurs de l’art d’aujourd’hui, qui travaille plus sur les formes, les couleurs, les rythmes, les matériaux, que sur la représentation. Rothko par exemple, l’un des plus célèbres abstraits américains d’après-guerre, était aussi un mystique, très influencé par ses racines juives.

2. L’art comme signal. Un autre élément est moins lié à une technique ou un style particuliers qu’à une situation. En osant quitter les musées pour investir l’espace public, au risque d’être détérioré ou de passer inaperçu, l’art actuel devient un signal. Il vient rompre l’ordonnancement du quotidien. Quand Pignon-Ernest colle, de nuit, ses sérigraphies dans les quartiers sordides de Naples, dans les ghettos noirs d’Afrique du Sud ou dans les docks délabrés des ports européens, il accomplit un geste prophétique.

3. La nature recréée. On a déjà eu l’occasion de parler du Land Art, qui est un art avec la nature comme seul matière et qui se fait au milieu d’elle. Cette forme d’art, particulièrement développée dans les pays anglo-saxons, fait de la fragilité de la nature (des feuilles mortes, des gouttes d’eau, des cristaux de glace ou de neige) le signe d’un monde autre. Parfois, l’intervention humaine se résume en un agencement ou une mise en évidence d’éléments de la nature qui sont tous déjà là. Il y a donc une véritable humilité du geste artistique, puisque la présence humaine est réduite à l’extrême. Nils-Udo, Richard Long ou Andy Goldsworthy mettent ainsi en évidence une nature éphémère et unique - aujourd’hui menacée par le pillage économique ou touristique de ce qui nous a été donné. Ils ouvrent notre vision objective ou utilitariste à une vision différente. Ne nous apprennent-ils à regarder le monde d’une manière non captatrice, (comme le dénonce Romains 1, 19-21), mais épiphanique ? Avec eux, la nature redevient non seulement création, mais nouvelle création.

4. Etincelles d’éternité. Il s’agit, là encore, d’une donnée relevant de l’expérience esthétique plus que de la réalisation de l’oeuvre. C’est ici l’occasion d’ajouter un élément important constitutif de l’art actuel : il implique le spectateur (ou regardeur) dans l’œuvre elle-même, de différentes manières : en le forçant à chercher le sens de l’œuvre qui n’est pas immédiatement donné ; en l’agressant ou le dérangeant dans la vision objective ou utilitaire qu’il a du monde ; parfois, dans les œuvres les plus novatrices (appelées "installations" ou "performances"), en l’impliquant dans l’œuvre elle-même, dont il devient l’un des acteurs. On ne peut donc plus parler du sens de l’art sans prendre en compte l’émotion esthétique, l’effet qu’il produit dans le face-à-face. Il suffit de faire appel à notre propre expérience esthétique, forcément très personnelle. Qui n’a pas ressenti un jour, face à une œuvre, comme un moment d’éternité ? Qui n’a pas vécu cet arrêt du temps, cette concentration intense sur un lieu, un objet, un mot, une forme de langage ? Si l’on transpose sur le plan religieux cette expérience, elle ne peut qu’être spirituelle. Est-ce alors un hasard si Bible propose une expérience analogue : pour parler du monde radieux à venir elle donne à voir des signes et des visions.

D’autres aspects caractéristiques de l’art d’aujourd’hui seraient à expliciter. Certains restent incompréhensibles ou même éthiquement problématiques. Mais cet art reste un laboratoire extrêmement riche d’expériences humaines et de production de signes. Malgré leurs différences, l’expérience de l’art d’aujourd’hui et l’expérience de la foi ne seraient pas éloignées l’une de l’autre et peuvent en tous cas entrer en dialogue.

JC