Arnulf Rainer, Gelbe Tränen (1973)
Photo, mit Ölfarbe übermalt
61 x 51 cm
Le refus du signe mimétique - de la représentation “ fidèle ” - caractérise l’art contemporain. Il rejoint ainsi une des intuitions de la Réforme.
L’iconoclasme - celui théorique des Réformateurs, non les actes de destruction des iconoclastes - a-t-il encore une pertinence aujourd’hui ? Et si oui, où peut-on en trouver des traces, des réalisations effectives ?
L’une de ses expressions, laïcisée, se trouve dans l’art contemporain. Nous avons là un lieu de création culturelle qui semble marqué par la double empreinte de la création artistique d’une part, du refus de l’image d’autre part. Soyons plus précis : quand je dis refus de l’image, il s’agit du refus de la représentation, du refus du signe mimétique, du refus du langage analogique.
On assiste, en effet, à une sorte de séparation entre deux types d’images : d’un côté, les images mécaniques, médiatiques (photographies, cinéma, télévision, vidéo), qui se confondent de plus en plus avec la réalité qu’elles représentent et, de l’autre côté, les images artistiques qui depuis près d’un siècle se sont émancipées de la représentation, de la figuration. D’où la naissance de l’art abstrait, non figuratif.
Loin d’être une simple mode, l’art non figuratif marque d’une empreinte durable la création contemporaine. Il s’agit certes d’images, mais elles ne représentent rien, n’imitent pas la réalité. Elles la transcrivent par l’intermédiaire de signes abstraits. L’image abstraite cesse d’être une représentation pour devenir un langage ; elle ne copie plus la réalité, elle la symbolise. L’image devient langage. Il y a bien une figuration, mais sans représentation. N’avons-nous pas dans cette tentative (réussie) de produire un art sans image une forme moderne d’iconoclasme ? Refuser l’image dans l’image, créer des formes vides, épurées, où il n’y a plus rien à voir, sinon le signe dans sa nudité propre.
L’hypothèse mérite d’autant plus d’être posée que les premiers peintres abstraits se sont situés dans une relation d’opposition à la grande tradition de l’art chrétien, tout en en assumant certains héritages : Malevitch et Kandinsky, deux Russes, étaient très marqués par la tradition de l’icône dont ils voulaient traduire la force spirituelle spécifique dans une forme et un langage neufs. Mondrian, le père de l’abstraction géométrique, était issu d’un strict calvinisme hollandais. Paul Klee, qui n’est pas tout à fait un peintre abstrait, mais dont la peinture “ musicale ” joue sur les rythmes, le jeu des couleurs et l’abstraction des signes, baignait dans la culture calviniste de sa Berne natale. L’un de ses grands-pères lisait le Nouveau Testament en grec.
Les ponts possibles entre iconoclasme et art contemporain ne s’arrêtent pas au seul courant de l’abstraction : après 1945, l’art emprunte d’autres voies, trouve d’autres moyens d’expression, s’intéresse à d’autres supports que le simple tableau. Une des données constantes reste toutefois le refus de la figuration mimétique. En termes théologiques, on traduirait en parlant du refus de l’idole : l’œuvre d’art ne vaut plus par son rapport (problématique) avec la réalité qu’elle représente, mais cherche toujours plus à s’émanciper de la réalité “ objective ” pour devenir l’expression d’une subjectivité spécifique, celle de l’artiste. Des courants artistiques tout à fait contemporains comme “ l’art pauvre ” (Arte povera) ou “ l’art minimal ” sont tout à fait “ protestants ” dans leur démarche : ils privilégient des formes simples et sobres qui impliquent le dénuement, la pauvreté et la simplicité des moyens. C’est ainsi que Germano Celant, l’un des représentants de “ l’art pauvre ”, propose “ d’appauvrir les signes pour les réduire à leur dimension d’archétype ”. Le vide, le rien, l’invisible font partie des œuvres d’art dont ils constituent une dimension essentielle.
N’a-t-on pas ici une traduction en terme d’esthétique de cette priorité absolue du calvinisme pour tout ce qui échappe à la tyrannie du visible ? Faire de l’invisibilité de Dieu, de la Parole qui structure le monde, le moment central au cœur de la Révélation. L’iconoclasme protestant, dans sa forme non destructrice, n’aurait pas renié l’art contemporain non figuratif, il l’aurait sans doute revendiqué.
L’œuvre d’Arnulf Rainer : détruire pour mieux construire
S’il est un artiste contemporain que l’on peut qualifier d’iconoclaste, c’est bien le peintre autrichien Arnulf Rainer. Iconoclaste, Rainer l’est non seulement au sens figuré, mais aussi au sens propre : il a forgé son style en recouvrant des peintures anciennes, en les lacérant, en les raturant, en les griffant ou en les déchirant. C’est ce que l’on a appelé ses “ recouvrements ” ou ses “ surpeintures ” (Ubermalungen). Et, parmi ces peintures recouvertes, il y a des visages du Christ, des croix, des figures religieuses.
On peut donc légitimement dire que Rainer est iconoclaste. Ses gestes violents sont d’abord là pour provoquer, pour dénoncer le côté conventionnel d’une peinture religieuse qui ne correspond plus au goût actuel. Rainer s’oppose également par ces gestes répétés et agressifs aux idées théologiques qui sous-tendent un certain nombre de ces œuvres, à savoir l’expression d’un christianisme établi, détenteur des clés de la culture et de la création artistique.
Mais ces “ actes destructeurs ” ont aussi une autre signification, qui apparaît quand on réalise que Rainer ne recouvre jamais totalement ces figures. Ces recouvrements expriment métaphoriquement l’idée que l’action des humains ne pourra jamais totalement cacher ou évacuer la présence de Dieu, lequel est caché au plus profond de nos actions de désespoir, ou au-delà de nos gestes de destruction. L’iconoclasme d’Arnulf Rainer acquiert alors une valeur positive en ce qu’il transforme l’objet détruit en un chef-d’œuvre de l’art contemporain.
Il a dit :
« L’art qui voudra servir la gloire de Dieu pourra, par une certaine abstraction, traduire la certitude que nul n’a jamais vu Dieu » La vie en Christ (1951) Théo Preiss
Jérome Cottin
(article parru dans Réforme N°2969)
Pour poursuivre...
– Bildverweigerung im Bild (“ Le refus de l’image dans l’image ”) Kirche und moderne Kunst Horst Schwebel
Frankfort, Athenaum 1988.