Vous trouverez également cet article - avec une mise en page particulièrement soignée - sur le site universitaire Cornucopia consacré aux expressions littéraires et artistiques au 16e s.
Lucas Cranach dit l’Ancien [1](1472-1553) est, avec son contemporain Dürer, l’un des deux plus grands peintres allemand du 16e siècle, à la jonction entre le Moyen Age finissant et les débuts de l’époque moderne. La Renaissance italienne était en effet déjà bien avancée quand le monde germanique sortait à peine de la période gothique, d’où des traits encore médiévaux chez ces deux artistes majeurs.
On connaît surtout les peintures religieuses de Cranach d’avant la Réforme, ainsi que ses nus féminins, d’un érotisme discret et raffiné. On reconnaît immédiatement une œuvre de Cranach – ou de l’un des membres de son atelier – par son style particulier : un trait travaillé et gracieux, des couleurs vives qui tirent vers le rouge, des formes simplifiées, des corps humains à la peau claire qui se détachent facilement sur des fonds sombres, des habits aux étoffes chatoyantes.
Ce que l’on sait moins, c’est que Cranach fut un protestant convaincu, proche ami de Luther, et qu’il mit à partir de 1517 (début de la Réforme) sont talent artistique au service de la foi évangélique (c’est-à-dire fondée sur les seuls évangiles). Cette ignorance a une cause : les historiens de l’art ne s’intéressent en général pas à l’œuvre protestante du peintre qu’ils considèrent de second rang, tandis que les historiens et les théologiens ne s’intéressent guère aux images [2]. D’où cette lacune.
Sans résumer la vie de cet artiste d’exception, je me contenterai de relever les points suivants :
– Cranach est un homme mûr lorsqu’il arrive à Wittenberg et embrasse les idées de la Réforme, qui viennent de naître. Il y a déjà une longue carrière artistique derrière lui, couronnée de succès.
– C’est un artiste de cour : il fréquente les grands de ce monde, devient le peintre officiel de la cour de Saxe en 1505, puis du Prince-électeur de Saxe Frédéric le Sage (le protecteur de Luther). Il rencontre l’empereur Maximilien en 1508 aux Pays-Bas, où il exécute le portrait du jeune archiduc, le futur empereur Charles Quint. En 1516, il illustre, avec d’autres artistes de renom (Dürer, Baldung, Burgkmair), le livre de prière de l’empereur Maximilien.
– Cranach est resté fidèle au prince protestant qui l’employait. Après la défaite des protestants à la bataille de Mühlberg (1547), il suit le prince-électeur Jean-Frédéric dans sa captivité à Augsbourg puis, à sa libération, à Weimar où il meurt.
– Il est un proche de Luther et devient un « luthérien » convaincu. Il n’en poursuit pas moins son activité de peintre au service de commandes les plus diverses. Contrairement à un autre artiste de renom passé à la Réforme (Nicolas Manuel, à Berne), ses convictions religieuses, pourtant sincères, ne l’empêchent pas de continuer à créer des images, ni de faire des affaires avec des interlocuteurs restés fidèles à l’Eglise romaine. Cranach continue ainsi à exécuter des œuvres pour des commanditaires catholiques, en particulier pour l’un des plus virulent adversaires de Luther, le Cardinal Albrecht, archevêque de Mayence et de Magdebourg, ainsi que pour le prince Georges de Saxe. Son statut d’artiste reconnu par les plus grands personnages de l’Empire est plus fort que ses convictions religieuses. Ce fait est du reste assez courant à l’époque : dans les affaires (artistiques, commerciales ou politiques), les ennemis confessionnels peuvent rester ou devenir de bons interlocuteurs [3] .
– A Wittenberg, l’influence de Cranach est grande : il possède plusieurs maisons dans la ville, dont il est l’un des personnages les plus riches ; il obtient le droit de posséder une pharmacie (en 1520) ; il installe une imprimerie qui servira à imprimer les écrits de Luther (en 1523) ; il est plusieurs fois nommé maire de la ville entre 1537 et 1544. On ne saurait donc le considérer comme un simple exécutant de la cause luthérienne : il participe à la diffusion des idées de la Réforme, tout en gardant son indépendance d’esprit, sa liberté de création, et le sens des affaires.
Cranach fut à l’origine d’une abondante iconographie protestante, genre qu’il contribua à inventer. Certains de ses thèmes donnèrent lieu une tradition d’interprétation, ce qui fait que l’on peut considérer Cranach comme étant à l’origine de l’iconographie luthérienne (la tradition calviniste n’a donné lieu à aucune tradition iconographie du même genre – à l’exception notoire de Rembrandt). Cette production d’œuvres protestantes se caractérise à la fois par la nouveauté de ses thèmes, par l’abondance de la production (favorisée par l’imprimerie), et par la diversité des matériaux utilisés (gravure sur cuivre et sur bois, dessins, peintures sur toile et sur bois, retables).
Ces œuvres protestantes de Cranach ont les caractéristiques suivantes : elles ont toutes un fondement biblique, et s’inscrivent dans le contexte culturel et historique de l’Allemagne du Nord et de l’Est de cette époque. Elles ont une visée plus actualisatrice qu’historique : ces images et tableaux cherchent à montrer l’actualité des récits bibliques dans la vie de tous les jours comme dans la vie politique. Ainsi le fameux retable qui se trouve dans la Stadtkirche de Wittenberg (1547) montre, sur la prédelle, Luther en train de prêcher à une petite assemblée, parmi laquelle on reconnait sa femme et quelques uns de ses enfants. Le panneau central du retable montre Jésus en train de présider la Cène : le disciple assis parmi ses compagnons et qui reçoit la coupe d’un serviteur n’est autre que Luther, représenté en « Chevalier George » [4] .
Je voudrais simplement mentionner quelques unes des œuvres de Cranach les plus emblématiques de la Réforme luthérienne.
– En 1516, un an avant le début de la Réforme à Wittenberg, il réalise un immense tableau sur Les Dix Commandements, pour la salle du tribunal de la ville. Cette œuvre - aujourd’hui au musée Luther à Wittenberg - aurait été inspirée par une série de prédications de Luther (encore moine) sur ce thème la même année.
– En 1519, il illustre un tract d’un des premiers écrits de la Réforme radicale, le Fuhrwagen d’Andreas Carlstadt ; l’auteur de cet écrit polémique deviendra pourtant un virulent adversaire des images (et aussi de Luther, qu’il trouvera trop tiède).
– Le Nouveau Testament de 1522 (dans ses deux premières versions : le September-Testament et le Dezember-Testament) traduit en Allemand par Luther, comprend des gravures de Cranach.
– Il réalise les portraits « en double » de Luther et son épouse Catherine de Bora (1525), ainsi que des parents de Luther (1527).
– En 1529, il illustre le Catéchisme de Luther, ainsi que le thème très théologique de La Loi et l’Evangile, sur lequel je reviendrai.
– Avec le très beau tableau Jésus bénit les enfants (1539, Naumburg), Cranach exécute un motif biblique qui n’avait encore jamais été représenté dans l’art chrétien, et qui sera ensuite amplement copié.
– D’autres tableaux ou gravures de Cranach montrent en images les idées nouvelles de la Réforme – en particulier le salut par grâce et la prédication de l’Evangile – à partir de thèmes bibliques comme La prédication de Jean-Baptiste au désert, ou encore Jésus qui pardonne à la femme adultère (1520, Cronach), ou Jésus et la femme cananéenne (1530, Leipzig). (On notera que la prédilection du peintre pour les femmes s’exerce aussi dans le registre biblique).
– Il réalise plusieurs couvertures et frontispices de livres de la Réforme : des Bibles, ainsi que des écrits du Réformateur.
– De nombreuses gravures sur bois, souvent pour des tracts illustrés polémiques, sortent des presses de Cranach.
– On a déjà parlé – et on parlera encore – des « retables luthériens » de Cranach, tableaux de grands formats destinés à être mis sur l’autel, mais qui ont perdu la fonction liturgique que les retables avaient dans l’Eglise romaine [5] .
Il peut être également utile de préciser que le peintre avait plusieurs collaborateurs, des disciples et des imitateurs, ce qui fait qu’il est souvent impossible de savoir si l’œuvre est de Cranach Père, de Cranach Fils, une œuvre collective sortie de son atelier, voire une imitation.
Cranach n’a pas simplement réalisé des œuvres pour aider à la diffusion de la Réforme. Il a aussi travaillé concrètement avec Martin Luther, en particulier pour deux types d’œuvres que je voudrai brièvement présenter.
De nombreux liens unissaient les deux personnages. Le peintre et le réformateurs avaient non seulement les mêmes convictions religieuses, mais aussi des liens d’amitié, qui se sont concrétisés par des parrainages croisés : en 1541 Luther fut témoin au baptême de la fille ainée de Cranach, tandis qu’en 1525 le peintre et sa femme furent témoins du mariage de Luther. En 1526, Cranach est le parrain du premier fils de Luther, Johannes ; tandis que lors de la mort accidentelle du fils ainé du peintre, Hans, survenue en Italie en 1537, Luther prit part au deuil familial.
Ce n’est pas tout : les deux amis habitaient la même rue (la rue principale, à Wittenberg), et Luther allait faire imprimer certains de ses écrits dans l’atelier du peintre, qui possédait une imprimerie. Il avait donc l’occasion d’admirer ses œuvres en cours de réalisation (les femmes trop dénudées ne lui plaisaient guère, et il ne se privait pas de le faire remarquer à son ami artiste). Il n’est pas interdit de penser que l’ouverture grandissante du Réformateur aux images (méfiant au début, Luther est devenu de plus en plus positif à leur encontre, à condition qu’elles servent à la pédagogie et à l’éducation), soit due à sa fréquentation de l’atelier du peintre : à son contact, il a appris à faire la différence entre idole et image, entre image et œuvre d’art.
Au moins deux séries d’œuvres sont dues à leur intense collaboration :
– Les séries sur le thème de La Loi et l’Evangile : Cranach fut le réalisateur, mais Luther fut le concepteur de ce thème, qui se retrouve dans de nombreuses œuvres (gravures et peintures) : c’est le Réformateur qui dicta au peintre les thèmes, qui choisit les motifs bibliques et leur agencement. Cranach aurait pu n’être qu’un simple exécutant. Mais le génie du peintre s’exprima de plusieurs manières : par son style d’abord, que l’on reconnaît immédiatement : clarté de lecture, agencement des thèmes, nus travaillés ; par le fait que le peintre prit quelques libertés par rapport aux souhaits du réformateur : on connaît en effet deux versions fort différentes de ce même thème (appelées version de « Gotha » ou version « de Prague » selon le lieu où se trouvent actuellement les deux tableaux [6]). On s’est même demandé si la deuxième version (celle de Prague, un peu plus tardive) n’aurait pas été plus influencée par la théologie de Mélanchthon (le plus proche collaborateur de Luther, mais qui s’est distingué de lui par une théologie plus ouverte, plus « œcuménique ») que par celle de Luther, ce qui témoignerait de l’indépendance d’esprit de Cranach [7].
– L’opuscule La Passion du Christ et de l’Antéchrist (1521). Il s’agit de 26 bois gravés, accompagnés en bas par des versets bibliques. Cranach a réalisé les gravures, Luther a choisi les textes. Il s’agit vraiment d’une œuvre à 2 mains. Les gravures de cet écrit militant dénoncent les abus du Pape, comparé à l’Antéchrist : il cède aux pouvoirs, à l’argent et à la force militaire. A cette image de la corruption faite Pape, s’oppose celle du Christ, représenté dans différentes situations évangéliques, selon l’idéal qui fut le siens, prônant et vivant la pauvreté, le dénuement, la simplicité. L’œuvre joue sur des contrastes appuyés entre les deux modèles, exprimés par le moyen du langage graphique.
Un tableau montre parfaitement cette alliance – mieux cette profonde connivence - entre ces deux hommes d’exception : il s’agit du retable commencé par Cranach et terminé par son fils (Cranach le Jeune) en 1555, et qui se trouve dans la Stadtkirche de Weimar. Sur ce tableau sont représentés, en grandes dimensions et au pied du crucifié, Jean-Baptiste, Cranach et Luther. Tandis que le premier désigne le crucifié par son index levé, les deux derniers confessent leur foi au Christ (qui est représenté deux fois, mort sur la croix et ressuscité à gauche) de manière particulièrement visible : tandis qu’un jet de sang part du flanc du Christ pour atteindre le sommet de la tête du peintre, Luther lui, tient une Bible ouverte et désigne du doigt un verset biblique. Nous avons là le testament spirituel du peintre, par lui commencé, et terminé par son fils.
Je voudrais conclure cette présentation en relatant un événement peu connu, mais sans doute unique dans la réception d’une œuvre d’art. Une Vierge à l’enfant, peinte autour de 1537, alors que le peintre était déjà protestant, est devenue une image de piété catholique (appelée Maria Hilf, La Vierge du bon secours). Ce tableau est à l’origine d’une intense dévotion dans le Tyrol, en Allemagne du Sud et dans l’arc alpin : il est vénéré d’abord in situ, sur le Maître-autel de la cathédrale d’Innsbruck puis, grâce à de nombreuses copies, dans de multiples lieux et églises de pèlerinages autrichiens [8].
Comment en est-on arrivé à cet étonnant paradoxe, qui montre à quel point la réception d’une œuvre peut développer une lecture qui contredit totalement l’intention de l’auteur et la manière dont il l’a conçue ? L’histoire de ce tableau peut se reconstituer de la manière suivante :
– Cranach réalise une Vierge à l’enfant compatible avec les idées protestantes : Marie est représentée de manière très humaine : jeune et aux traits fins, jouant avec son enfant qui l’enlace tendrement ; ses longs cheveux dénoués et un voile transparent évoquent une féminité teintée d’érotisme. Tous les signes de dévotion mariale ont disparu : on ne trouve ni auréole, ni manteau étoilé, ni anges, ni ciel. Cranach a transformé la Vierge céleste en une maternité gracieuse. De même l’enfant – un bébé dodu - n’a aucun signe christique particulier (croix, auréole).
– Ce tableau (sans doute une commande) se trouve dans la collection de l’électeur de Saxe Jean-Georges I, à la cour de Dresde. Celui-ci offre le tableau à l’archiduc Leopold V de Habsbourg, quand il vient lui rendre visite ; ce dernier affectionne particulièrement l’œuvre, qui le suit dans tous ses déplacements. Il la place à Passau dont il fut évêque (ainsi que de Strasbourg, jusqu’en 1625), puis à Innsbruck quand il devint prince du Tirol en 1623.
– Lors de la guerre de Trente ans, l’œuvre est retirée du palais princier et mise temporairement dans l’église paroissiale, l’actuelle cathédrale, afin de la protéger. C’est là qu’elle est adoptée puis vénérée par le peuple comme image mariale. En 1650, l’archiduc Ferdinand Charles confie définitivement le tableau à l’église paroissiale.
– Le tableau est placé sur le maître-autel. En 1712, Karl Philipp von der Pfalz lui offre une somptueuse décoration en argent travaillé. Depuis, elle se montre dans ce précieux écrin, représentation quasi profane devenue relique sacrée ; peinture d’une belle jeune femme avec son enfant adoptée par le peuple catholique comme image de dévotion (Gnadenbild).
On pourrait considérer l’étrange destinée de cette peinture de Cranach, comme un signe prémonitoire d’un œcuménique pratique et vécu.
Jérôme Cottin