Afin de restreindre ce thème immense de l’éthique des images, je voudrais le limiter à celui (déjà très vaste) du message éthique de l’art dans ses relations au christianisme.
On pourrait résumer la situation en disant que l’engagement éthique du christianisme suppose une méfiance ou un refus des images et qu’à l’inverse, quand le christianisme produit des images, la dimension éthique est relativement absente. Soit on est dans l’éthique, et alors il n’y a pas d’images ; soit on est dans l’esthétique, et alors l’éthique devient secondaire, voire superflue. La Bible montre bien cette alternative :
– Une éthique sans images : il faut évoquer le commandement du Décalogue qui, dans un contexte absolument éthique (il s’agit de respecter des règles de vie spirituelles, morales et sociales), interdit toutes images « Tu ne te feras pas d’images... » (Ex 20, 4 ; Dt 5, 8). Dans le Nouveau Testament, la relation au Christ passe par l’écoute, non par l’image ou le regard (le Ressuscité échappe à la vue, en revanche, il parle et nous parle encore).
– Des images sans éthique : la plupart des images, dans la Bible, sont qualifiées d’idoles, et ce qualificatif n’est pas levé avec l’incarnation de Jésus-Christ. Par exemple, tous les emplois du mot « image » (eikon) dans l’Apocalypse, sont négatifs.
Le lien entre esthétique et éthique semble, à partir de la Bible et dans le christianisme, rompu, ou du moins problématique : tout développement d’images a abouti tôt ou tard à une crise théologique et éthique (mais non esthétique). La Réforme n’a fait que renforcer ce soupçon, dans la mesure où sa critique des images était éthique, non esthétique. Je rappelle les principaux arguments de la Réforme contre les images :
– Les images coûtent cher, et il vaut mieux donner l’argent nécessaire à leur fabrication (et à leur entretien) aux pauvres.
– Les images sont le support d’une théologie des mérites, de la peur et du profit, contraire à une théologie de la Grâce et de l’amour de Dieu.
– Les images mentent ; elles prétendent traduire les textes en images ; en fait elles les trahissent.
Mais en même temps ce lien, certes difficile, entre esthétique et éthique n’est toutefois pas absent :
– D’une part un certain nombre d’images - y compris dans la Bible - ne sont pas des idoles (et inversement, un certain nombre d’idoles ne sont pas des images).
– D’autre part - comme l’a rappelé Martin Luther - l’abus n’invalide pas l’usage : ce n’est pas l’image qui est en soi idolâtre, mais le rapport que l’on instaure avec elle.
– Enfin - et c’est ce dernier point que je voudrais développer - le christianisme s’est également servi d’images pour défendre des valeurs éthiques, pour son combat en vue d’un monde plus juste, plus égalitaire, plus solidaire.
La Réforme, qui a combattu ou refusé les images dans le domaine théologique ou liturgique, les a pourtant utilisées dans le domaine éthique. Elle a même créé un genre, l’image « militante » ; le but de ces images n’était pas d’abord de servir à la dévotion privée, ni d’aider à la liturgie de la messe, ni d’être la Bible des pauvres (Biblia pauperum), ni de servir le pouvoir politique, mais de délivrer un message militant, de défendre une cause. Ces images avaient un double contenu : biblique et éthique. Elles devaient témoigner à la fois de la vérité de la Parole de Dieu contenue dans la Bible, et lutter pour un monde plus juste, en dénonçant les abus et la richesse des puissants.
Je voudrais donner deux exemples de ces images militantes, avec un contenu éthique fort, au temps de la Réforme.
– L’Apocalypse (1498) de Albrecht Dürer : nous sommes ici avant la Réforme ; mais Dürer, le plus grand artiste allemand de l’époque, a annoncé les grandes idées de la Réforme dans ces gravures sur bois qui connurent un extraordinaire succès. Dans plusieurs planches, il actualise le message de l’Apocalypse dans un sens éthique : les personnages qui subissent les fléaux de Dieu ne sont autres que les puissants de ce monde (empereur, rois, riches marchands), et les représentants de l’Eglise romaine (pape, évêques, moines), tandis que les simples travailleurs (paysans, artisans) font partie des sauvés, des élus.
– Le Passional Christi und Antichristi, (1521) de Lucas Cranach : Ce peintre ami intime de Luther, a rédigé avec lui un livre en images, dans lequel il oppose deux figures : le Christ des Evangiles, pauvre, pacifique, fidèle aux commandements de Dieu, et le Pape (l’antéchrist). Ce pape est le double inversé du Christ ; il le copie, mais en fait le parodie, en adoptant les valeurs inverses : richesse, pouvoir, force, corruption. Ces gravures sur bois sont belles et simples, et en même temps elles transmettent un message direct, radical en vue de pousser à l’action. La qualité esthétique est au service d’un message éthique.
On voit avec ces exemples que la tradition d’images à but éthique, si elle est minoritaire, existe bien dans le christianisme.
Cette tradition continue au 20e siècle, avec toutefois un changement important : les images avec un contenu éthique fort, les images militantes, ne viendront plus du christianisme, mais de contextes non chrétiens, voire antichrétiens. Ces créations reposent sur d’autres fondements idéologiques : les mouvements ouvriers, le marxisme, le pacifisme. Au 20e siècle, le christianisme n’est plus la source d’inspiration des artistes. Depuis le milieu du 19e siècle, un art soucieux de réalisme social, montrant la dure réalité du travail de la terre, la misère de la condition ouvrière s’est développé : on pense par exemple, à Courbet, Millet, Daumier en France, à Goya en Espagne, à Fritz von Hude en Allemagne. Cet art possède un contenu éthique et politique fort, sans être toutefois un art de propagande, puisqu’il part de la seule conviction de l’artiste ; c’est lui seul qui s’engage, courageusement, et parfois au péril de sa vie, dans le message qu’il veut diffuser par le moyen de son art.
Mais - et c’est là que nous retrouvons notre sujet - cet art militant, politiquement engagé pour la défense des peuples opprimés, continue de s’inspirer de thèmes chrétiens, alors même qu’il refuse le christianisme comme institution, comme croyance ou comme mécène des arts. En effet, grâce à l’art chrétien des siècles passés, un certain nombre de thèmes chrétiens sont devenus des thèmes universels, dont la symbolique dépasse de beaucoup les seules Eglises et les seuls chrétiens.
Je donne deux exemples :
– Christ avec un masque à gaz (1927) : Il s’agit d’une lithographie réalisée pour une revue pacifiste. Son auteur George Grosz, opposant politique de gauche au nazisme, a mené un combat pacifique contre la (re)militarisation de l’Allemagne. Grosz voulait combattre la violence militaire et la violence sociale uniquement par la force son art. Cette lithographie lui a valu un procès, et 285 de ses œuvres furent par la suite retirés des musées allemands. En représentant le Christ crucifié avec un masque à gaz et des bottes de soldats (accompagné du slogan : « Ferme ta gueule et continue à servir » « Maul halten und weiter dienen »), Grosz crée un choc à la fois esthétique et éthique. Il rappelle également l’un des fondements de l’Evangile : le véritable témoin du Christ est celui qui donne sa vie pour les autres, non celui qui détruit celle des autres ; son message éthique est bien plus fidèle à l’Evangile que celui des Eglises de son époque, qui bénissaient les canons. Heureusement pour lui, Grosz quitta l’Allemagne pour les Etats-Unis dès 1932.
– Guernica (1937) , de Pablo Picasso : c’est sans doute l’un des plus célèbres tableaux du 20e siècle. Son auteur est un athée convaincu, membre du parti communiste. C’est un tableau militant, dans la mesure où il dénonce le bombardement d’une petite ville espagnole républicaine par l’aviation allemande et franquiste, le 28 avril 1937. On est loin de toute préoccupation religieuse. Pourtant, un certain nombre de thèmes sont inspirés de l’iconographie chrétienne, ce qui donne une force symbolique supplémentaire au tableau : la femme tenant son enfant mort dans ses bras (pietà) ; la figure apparaissant d’une fenêtre, et portant une lumière (ange) ; le soleil en forme d’oeil qui éclaire la scène (métaphore de Dieu) ; sans parler de la forme même du tableau, un triptyque, qui est empruntée au tableau religieux.
La dimension éthique d’un art plus directement fondé sur la Bible n’a toutefois pas disparu au 20e siècle. Dans la mesure où un certain nombre d’actions humaines sont aussi un scandale pour les chrétiens, certains - une minorité hélas - s’y opposent, y compris avec le langage de l’art. Les deux militances - politique et chrétienne - peuvent alors se rejoindre en un même langage, l’art. Chacun veut construire un monde plus juste, plus fraternel, plus égalitaire, même si la manière de construire ce monde nouveau sera différente. Il se pourrait même que la force de l’art militant politique ait à son tour inspiré un certain nombre d’artistes attachés à la Bible. Cette rencontre entre Bible et engagement éthique ou politique est renforcée par la violence de situations historiques inacceptables. Je donne deux exemples :
– La Crucifixion blanche (1938), de Marc Chagall. Chagall n’est pas chrétien mais juif, même s’il représente souvent le crucifié : mais il s’agit alors toujours du juif Jésus crucifié, non du Christ, Fils de Dieu. Sa Crucifixion blanche (1938, Art Institut, Chicago) est une œuvre politique : elle dénonce la tragédie du 9 novembre 1938 (la « nuit de cristal »), au cours de laquelle la plupart des synagogues d’Allemagne furent incendiées, et de nombreux commerces juifs saccagés, des familles juives chassées de chez elles. Dans cette toile, trois histoires se superposent : - l’histoire du peuple juif de la Bible ; - l’histoire du judaïsme au 20e siècle en Europe centrale ; - l’histoire personnelle et onirique du peintre lui-même. Des signes politiques (les drapeaux rouges de la révolution) et chrétiens (Jésus crucifié) donnent à ces histoires du peuple juif une portée universelle.
– Hommage à Martin Luther King (1968), d’Alfred Manessier. Manessier fut un des rares et grands artistes chrétiens du 20e siècle. D’abord essentiellement liturgique et biblique, sa peinture quasi abstraite devient de plus en politique, dans la mesure où l’artiste cherche à vivre concrètement sa foi au milieu des drames et des joies de son époque. En réponse à l’assassinat du pasteur noir américain, Manessier s’enferme plusieurs mois dans son atelier pour exécuter cette toile aux grandes dimensions. Il a devant lui une photo de Luther King, ainsi que son poème « I have a Dream » qu’il collera au revers de sa toile. Dans cette œuvre, on ne peut pas séparer les trois messages : - le message chrétien de l’attente d’une rédemption ; - le message éthique, qui est la dénonciation de cet attentat et la participation à la militance non violente du pasteur baptiste ; - enfin le message esthétique : l’expression violente créée par ces taches rouges et bleues, comme des éclaboussures, et en même temps cette impression de basculement, créée par une forme en déséquilibre.
Il y aurait de nombreux autres exemples à montrer, en particulier autour d’un art inspiré par la Bible, au départ assez neutre, mais qui a été reçu comme un art avec un message éthique, voire politique. Je pense aux œuvres des expressionnistes allemands Emil Nolde et Ernst Barlach, ainsi qu’au Crucifix de Germaine Richier au plateau d’Assy, en France.
Au début du 21e siècle, les causes de militances ne manquent pas. Aux anciennes causes toujours présentes (lutte pour la paix, pour les droits de l’homme, contre l’oppression des peuples, la torture, la faim dans le monde) s’en sont rajoutées de nouvelles (lutte pour l’égalité des sexes, les minorités sexuelles, les ethnies minoritaires ; sauvegarde de la création, lutte contre le SIDA, la corruption financière etc.).
Ces multiples questions sociales, économiques, humaines et politiques ne peuvent que favoriser un art militant, d’autant plus que les grandes idéologies politiques se sont effondrées : le risque est alors moindre que l’art soit utilisé à des fins idéologiques, comme cela fut le cas dans le passé (que ces idéologies soient politiques ou religieuses).
On n’est plus aujourd’hui face à deux grands courants de pensée - chrétien et athée - voulant déboucher sur des actions et qui peuvent soit s’opposer soit se rencontrer. On assiste plutôt à une multitude de combats, de militances, d’actions par le moyen de l’art, dans lesquelles le christianisme peut être présent d’au moins trois manières :
– Explicitement, par une présence artistique revendiquée, engagée et assumée. Je pense par ex. au cinéaste Wim Wenders, dont les films engagés sont liés à des convictions chrétiennes clairement assumées.
– Implicitement, par une action militante au service de causes humanitaires et sociales, sans que pour cela le message chrétien soit explicitement dit ou montré.
Cette militance peut être partagée par des chrétiens et les Eglises, qui pourront alors s’inspirer ou se servir de ces créations artistiques religieusement neutres. Je pense, par exemple, aux créations du Land Art, qui n’ont aucun message chrétien explicite, mais qui rejoignent des thèmes bibliques : le monde comme création, la protection et la sauvegarde d’un monde qui nous a été donné pour l’entretenir, non pour le détruire ou le piller ; la fragilité de la création, comme de l’être humain qui en est au cœur (voir des exemples du Land Art : l’écossais Andy Goldsworthy, ou le polonais vivant au brésil Franz Krajcberg)
– Culturellement, quand une figure ou un thème chrétiens sont montrés, afin de donner une symbolique plus universelle à une cause particulière.
Je pense par ex. à l’artiste noire américaine Renée Cox et à son Yo Mama’s Last Supper (1996) ; œuvre prémonitoire, si l’on pense à l’élection de Barak Obama en 2008. Une exposition, Corpus Christi, organisée par le musée de la photographie de Jérusalem, et qui a tourné dans de nombreuses villes d’Europe, a montré ce phénomène d’universalisation des signes, symboles et thèmes chrétiens dans la photographie. Organisée par Nissan Perez, elle montre que le judaïsme - et pas simplement Chagall - peut s’inspirer de la figure du Christ souffrant, afin de mieux lutter contre des injustices et exprimer une souffrance liée à une situation de marginalité (par ex. l’homosexualité ; le sida ; le handicap physique ou mental).
J’évoque un dernier cas, plus rare, mais existant. Il se peut que l’emprunt culturel fonctionne dans l’autre sens : des Eglises ou chrétiens s’inspirent d’une figure politique ou militante connue, universellement comprise, élevée au rang d’icône populaire, afin expliquer sa propre militance chrétienne. Exemple : Le portrait du révolutionnaire argentin Ernesto Guevara en figure messianique (nous avons ici un cas assez complexe d’influences réciproques, car la mort du Che avait été mis en scène de manière christique).
Je voudrais terminer en revenant à la théologie. On a trop longtemps opposé, dans le christianisme, esthétique et éthique, création artistique et engagement militant. Pourtant, esthétique et éthique sont deux dimensions différentes qui devraient être complémentaires, mais non contradictoires. Que nous disent de cette nécessaire complémentarité les exemples rapidement étudiés ?
- Le message éthique de l’esthétique
L’art peut tout à fait avoir une dimension éthique, revendiquer un message clair et explicite, sans pour autant cesser d’être de l’art. La situation de servante de la théologie (ancilla teologiae) qui fut trop longtemps celle de l’art, ainsi qu’une Eglise riche, puissante et dominatrice qui finança les arts, rendirent suspect tout art délivrant un message. Le contenu chrétien d’une œuvre d’art fut suspecté, puis le contenu d’une oeuvre tout court. A l’inverse, l’idée kantienne d’un art dépourvu de toute finalité (« la finalité sans fin »), ainsi que les développements de l’art non figuratif (où non seulement il n’y a plus de message, mais plus de figure, plus de titre, plus de nomination possible), rendirent encore plus suspect cette idée d’un message artistique poussant à l’action.
Pourtant, comme on l’a vu, cette critique ne résiste pas à l’expérience artistique elle-même : il y eut bien au 20e siècle, et il y a encore aujourd’hui, des expressions artistiques qui sont, de manière indissociable, œuvre d’art et message militant. Du reste, les partisans d’une neutralité absolue de l’art ne devraient plus pouvoir regarder aucun Christ en croix : donner sa vie pour les autres est le paradigme même de la militance, le message éthique dans sa perfection même.
Une œuvre d’art peut très bien renvoyer à notre responsabilité d’être humain et de chrétien dans un monde menacé, et ainsi nous pousser à agir pour améliorer ou protéger notre monde. Le choc esthétique n’est pas incompatible avec la prise de conscience éthique.
Quand le message chrétien de l’art est revendiqué, ou même évoqué, cela nous rappelle en outre la forte dimension éthique du christianisme. Le message chrétien doit déboucher sur une action solitaire en vue de transformer le monde. Le Christ n’a pas d’abord appelé ses disciples à l’écouter, mais à tout quitter pour le suivre.
- Le message esthétique de l’éthique
Ce n’est pas tout. Si l’œuvre d’art, surtout dans le contexte contemporain, peut et doit nous rappeler l’exigence éthique (être « soi-même comme un autre », selon la belle expression de Paul Ricoeur), l’inverse est aussi vrai. Le message éthiquement orienté du christianisme possède également une dimension esthétique. J’avancerai même cette thèse qu’il ne peut y avoir une dimension éthique véritable que s’il y a aussi une dimension esthétique. L’esthétique, comme l’éthique, permettent de sortir de l’idéalisme, d’accueillir l’être humain dans sa réalité, c’est-à-dire dans son humanité véritable. Je donnerai deux exemples de cette complémentarité entre esthétique et éthique, l’un tiré de la Bible, l’autre de la théologie chrétienne.
– Dans la Bible : On a fait de l’apôtre Paul le héraut de l’implication éthique du message chrétien. Homme d’action, il a non seulement diffusé l’Evangile hors du judaïsme et de la Palestine, mais il l’a adapté à diverses situations communautaires. Pour Paul, il ne s’agit pas simplement d’écouter les paroles du Christ ressuscité, il faut les mettre en pratique dans la vie personnelle et communautaire. Une forte dimension éthique donc, et pas d’esthétique.
Sauf qu’il y a bien une mystique paulinienne, sans laquelle son message éthique se transformerait en une simple morale. Et cette mystique repose également sur des bases esthétiques. Paul est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir redécouvert le thème, forcément visuel, de l’Imago Dei, l’homme à l’image de Dieu. En Christ et par Christ, l’humain est non seulement une nouvelle créature, mais il est aussi image de Dieu, ou plutôt image de l’image de Dieu (l’image de Dieu, c’est le Christ). Ainsi Paul peut-il dire cette phrase magnifique, pleine d’espérance, mais qui a aussi un contenu esthétique : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons comme un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit » (2 Co 3, 18).
Développer cette dimension esthétique de la pensée paulinienne m’amènerait à parler de son eschatologie, ce qui consisterait à ouvrir un vaste et riche thème. C’est pourquoi j’aborde plutôt le second exemple, en parlant du réformateur Jean Calvin.
– Dans la théologie chrétienne : Si l’on considère Jean Calvin comme un penseur paulinien, on ne s’étonnera pas qu’il y a également chez lui, en même temps qu’une forte accentuation éthique, une véritable pensée esthétique. Cette année 2009, l’on fête sur les 5 continents le 500e anniversaire de la naissance du réformateur français exilé à Genève (qui fut aussi pendant 3 ans le pasteur de cette paroisse de Strasbourg). C’est l’occasion de dire un mot sur sa pensée esthétique.
Chez Calvin également, la forte exigence éthique est contrebalancée par une vision spirituelle de Dieu, du monde, de la communauté des croyants ; c’est le Soli Deo Gloria : la gloire de Dieu est partout, et finit par transfigurer la laideur du monde. Formellement, la pensée esthétique de Calvin repose sur un usage abondant de la métaphore, et sur une théorie des signes. Théologiquement, deux domaines sont particulièrement mis en avant dans sa pensée esthétique :
– La création : le monde est perçu comme un « beau chef d’œuvre » dont l’auteur, Dieu, est parfois comparé à un artiste.
– Les sacrements : les sacrements sont une parole non seulement audible, mais aussi visible, et même palpable, gustative.
Chez Calvin, tout signe peut - si Dieu le veut - devenir sacrement. Dans l’acte de croire l’être humain, par nature pécheur, mauvais, recourbé sur lui-même, incapable de faire le bien, devient beau en Christ, c’est-à-dire en Dieu. Je cite ce beau jugement, pris parmi tant d’autres : « Il est vrai que nous pouvons contempler Dieu en toutes ses créatures, mais quand il se manifeste en l’homme, alors nous le voyons comme par le visage : quand nous le considérons dans les autres créatures, nous le voyons obscurément et comme par le dos....mais en l’homme nous le voyons comme sa face » (Congrégation sur la divinité de Jésus-Christ, Opera Calvini 1968, 480-481).
Conclusion
Nous avons quitté la théologie pour explorer l’éthique de l’image, mais l’étude du langage de l’art nous a ramené à la théologie. C’est bien le signe que ces deux dimensions fondamentales de l’être humain - l’esthétique et l’éthique se retrouvent et à se rencontrent sans toutefois se confondre. Voilà pourquoi, quand certaines Eglises et certains chrétiens ont oublié leurs valeurs éthiques, dans certains lieux d’Europe au 20e, parmi ceux qui les leurs ont rappelés, il y avait aussi des artistes.
Jérôme Cottin