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Réflexion

L’interdit biblique du second commandement du Décalogue

« Tu ne te feras pas d’image... » Ex 20, 1 - 4 (Dt 5, 6-9)

« Tu ne te feras pas d’images [1] ». Cet interdit biblique du second commandement [2] a imprégné la conscience - et même l’inconscient - de générations de protestants réformés. Comme les 9 autres commandements, il fut appris par cœur par des générations de catéchumènes, récité par l’assemblée chaque dimanche ; on le trouve souvent peint ou gravé à l’intérieur de nos temples. A-t-on eu raison de lui attribuer une si grande attention ? Est-il encore d’actualité dans une société où l’image est partout, jusque dans notre Eglise et parfois dans nos temples ? Doit-on en relativiser la portée, l’abandonner ou au contraire lui rester fidèle et le remettre à l’honneur ?

Je voudrais monter que ce commandement est incontournable et reste d’une actualité brûlante. Mais à condition d’en faire une lecture ouverte et exigeante, ce qui fut rarement le cas ; cet interdit fut en effet trop souvent mal interprété, déjà dans la Bible elle-même, et tout au long de l’histoire du christianisme, en particulier au 16e siècle. Il faut le garder, mais en lui redonnant une juste fonction : nous aider à identifier puis à combattre les idoles qui nous entourent et qui sont en nous, mais aussi nous aider à exprimer de manière créative et joyeuse la Gloire et la Grâce de Dieu.

1. Importance du second commandement

Il faut tout d’abord rappeler la place centrale de ces Paroles dans la Bible (la Bible ne parle pas de 10 commandements mais de « dix Paroles » - Ex 34, 28 ; Dt 4, 13 ; 10, 4 -, mais je continuerai quand même à employer ce mot). Ce commandement, comme les 9 autres, fait partie des textes centraux de la Bible. On ne peut donc pas facilement le balayer d’un revers de main, en disant qu’il s’agit de paroles périmées, historiques, secondaires etc. Non. Pour tout lecteur croyant de la Bible, elles restent des paroles centrales.

Je voudrais simplement mettre en évidence 4 indications qui, dans le texte, nous montrent l’importance de ces commandements :

1. Ces Paroles ont été dites par Dieu lui-même, et non par un prophète ou quelqu’un d’inspiré, en son nom. Ici, c’est Dieu qui parle à la première personne, en commençant par se présenter et à dire ce qu’il a fait pour Israël : « C’est moi le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude » (v.2).

2. Ces Paroles ont été dites dans un lieu symbolique exceptionnel, la montagne du Sinaï, ou de l’Horeb, qui représentait tout ce qu’il pouvait y avoir de sacré pour le peuple hébreu, avant son installation dans la terre promise. La présence de Dieu en haut de cette montagne particulière, est accompagnée et confirmée par des signes telluriques fort, comme le feu, la nuit, une nuée épaisse (Ex 19, 9, Dt 5, 22), une voix forte etc.. Ce sont des signes « théophaniques », c’est-à-dire qui révèlent la présence de Dieu dans ces lieux.

3. C’est à Moïse, l’une des figures la plus célèbres de l’Ancien Testament, celui qui a libéré le peuple juif de l’esclavage en Egypte, que Dieu dit ces commandements, non pour qu’il les garde en lui et les médite, mais pour qu’il les transmette à son tour au peuple. La figure incontournable de Moïse a également contribué à faire de ces commandements des paroles particulières. On ne peut pas les séparer de celui qui, le premier, les a reçues à l’occasion d’un face à face mystérieux et terrifiant avec Dieu (Ex 19, 3-9).

4. Enfin Dieu ne s’est pas contenté de dire ces Paroles à Moïse ; il les a aussi écrites, gravées dans la pierre (Dt 5, 22 ; 9, 10 ; Ex 24, 12 ; 31, 18). Ce sont les Tables de la Loi. Elles sont ainsi devenues pérennes : même si Moïse les a ensuite cassé devant le peuple infidèle (Dt 9, 17), elles ont été ensuite reconstruites pour figurer dans l’arche d’alliance du peuple juif (Dt 10, 1-2), transportées devant lui, gardées sous la tente de l’alliance, puis déposées au cœur du temple de Jérusalem. Plus récemment, depuis que des artistes - juifs ou chrétiens - représentent les hauts faits bibliques, les Tables de la Loi ont été gravées, dessinées ou peintes à de nombreuses occasions. On pourrait citer quelques artistes parmi les plus célèbres, qui en ont fait des œuvres d’art : Michel Ange avec son Moïse sculpté, Rembrandt avec son Moïse brisant les tables de la Loi, et au 20e siècle l’artiste juif Chagall qui représente souvent Moïse recevant des mains de Dieu les Tables de la Loi. (Notons cet étonnant paradoxe : des paroles qui condamnent toute utilisation des images pour le culte et l’adoration, sont elles-mêmes devenues des images).

On pourrait penser que ces commandements, et surtout l’interdit de l’image - ont été relativisés par Jésus dans le Nouveau Testament. Mais non. Jésus a confirmé leur importance. Il n’a jamais levé l’interdit biblique de la représentation de Dieu. Dans le Nouveau Testament, l’interdit de l’image est absolument respecté. Jésus, comme tout juif de son époque, se méfiait des images. Quand par exemple on lui montre une image de César sur une pièce de monnaie, il demande à son interlocuteur de la rendre au propriétaire de l’image, c’est-à-dire à César. L’image, autant que l’empereur, participent à un système idolâtre que Jésus refuse (Lc 20, 20-26 et //).

2. Relire le second commandement

Pourtant, nous sentons bien que nous ne pouvons plus raisonner aujourd’hui comme les hommes de la Bible ou comme les acteurs de la Réforme - Calvin en tête - qui faisaient de cet interdit de l’image un absolu. Les temps ont changé. Nous vivons dans une société où l’image est omniprésente, et où elle n’est pas d’abord perçue comme étant une idole. Elle est devenue un lieu de communication, d’expression et de création, utile et parfois même indispensable.

Nous ne pouvons toutefois pas adapter le texte biblique au contexte actuel et abandonner tout simplement l’interdit biblique. Cela reviendrait à trahir la Bible que nous devons lire fidèlement, sans adapter trop facilement notre lecture à l’état de notre société. Je vous propose donc de partir non de notre société et de ses enjeux, mais de la Bible elle-même. C’est la Bible, et elle seule, qui jugera de la validité actuelle du second commandement.

Si nous relisons attentivement cet interdit biblique de l’image, nous pouvons faire un certain nombre de constats qui en relativisent la portée. Je relèverai à ce sujet 4 points :

1. Il est souvent question de l’interdit des « images ». Mais le mot « image » est inexact et source de confusion. Il faut mieux lui préférer le mot « idole », comme l’ont fait d’ailleurs de nombreuses traductions bibliques. On traduira alors ainsi : « Tu ne te feras pas d’idoles ». Avec le mot « idole », la porté de l’interdit devient différente : ce ne sont pas les images qui sont interdites, mais seulement celles qui, parmi elles, sont des idoles. Les images non idolâtres sont donc permises.

2. Mais qu’est ce que les auteurs bibliques entendaient par « idoles » ? Des images certes, mais aussi beaucoup d’autres choses. Cette diversité autour de la notion d’idole, s’exprime par le fait qu’il y a, dans le texte hébreu des 10 commandements, deux mots différents pour désigner l’idole : pesel et temouna. Ces deux mots désignent des réalités diverses, dont certaines étaient fort éloignées de ce que nous appelons aujourd’hui des images. Une idole pouvait être une image bien sûr, mais était surtout une personnification, une matérialisation du sacré. En plus, la Bible parle ailleurs d’idoles en employant d’autres mots encore. On voit donc bien que l’idole est une notion très large, qui certes englobe les représentations visuelles, mais qui les dépasse largement : un objet, un instrument, un élément de la nature, mais aussi un végétal, une personne peuvent devenir une idole. Finalement, toute chose peut devenir idole. C’est donc l’idole, non l’image, qu’il faut combattre. Beaucoup d’images ne sont pas des idoles, tandis que beaucoup d’idoles ne sont pas des images.

3. Ces deux premières constatations qui tendent à séparer l’idole de l’image sont encore renforcées par le texte biblique lui-même, que l’on a eu trop tendance à dire de manière tronquée. Car si le texte biblique dit bien (v.4) « Tu ne te feras pas d’idoles... », il rajoute tout de suite après (v. 4) « Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas ». Autrement dit, quand Bible condamne la représentation, c’est parce qu’elle conduit à l’adoration. Une image qui n’est pas adorée, qui ne fait pas l’objet du pratique idolâtre ne doit logiquement pas rentrer sous le coup de l’interdit biblique.

4. Enfin, une étude plus approfondie du second commandement montre qu’il n’est en fait qu’une sous partie du premier commandement. Et le premier commandement, le plus important, ne concerne pas l’interdit de l’image, ni même l’interdiction des idoles au sens matériel du terme, mais l’interdiction des idoles religieuses, c’est-à-dire des faux dieux : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi ». Tel est le premier, et presque l’unique commandement à respecter, et qui est d’ailleurs répété un peu plus loin (v.5) : « Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas [3] ». On sait très bien maintenant, que ces dieux idolâtres ne sont pas d’abord des images ou des objets, mais des modes de pensée, des idéologies totalitaires ou perverses. Face à cela, l’image paraît bien innocente.

3. Actualité du second commandement

Ainsi relu de manière plus attentive, plus respectueuse des mots et du texte lui-même, ce second commandement retrouve sa vraie fonction qui est de nous offrir des critères pour nous aider faire le tri entre le vrai et le faux, entre la parole (dite, écrite ou visuelle) et l’idole, entre ce qui ouvre à Dieu et ce qui l’exclut. Les 10 commandements sont donc d’actualité, à une époque où nous perdons nos repères, où nous ne savons plus vers où aller, où l’être humain à tendance à voir Dieu soit partout soit nulle part.

Je voudrais montrer brièvement l’actualité de ce commandement sur les deux questions qui nous préoccupent, celle de l’idole et celle de l’image.

a) Le combat éthique contre l’idole

La Bible a raison de dénoncer vigoureusement les idoles, car elles sont partout. Mais elles sont surtout en nous. Les idoles, avant d’être des images ou même des objets, sont des représentations mentales qui nous menacent tous. Un psychanalyste chrétien résumait cela par cette formule : « Les idoles sont du mental, non du métal ». Combattre les idoles aujourd’hui, ce n’est pas retomber dans l’archaïsme de certains protestants du 16e siècle qui abattaient les statues, ni dans celui des talibans afghans qui détruisaient les bouddhas géants en l’an 2000. Combattre les idoles aujourd’hui consiste à dénoncer toutes les idéologies qui placent l’homme au centre de toute chose, et évacuent Dieu. Il s’agit de l’homme triomphant, fort de ses certitudes, de son savoir et de son avoir.

A chaque fois que l’on vante la toute puissance de la science et de la technique, de l’argent, du pouvoir politique, on est au service de l’idole ; on trahit Dieu et sa Parole. Il faut continuer à lutter contre l’idole au nom de notre fidélité à la seule Parole.

L’image n’est donc idole que de manière limitée. Non en tant qu’elle est une image, mais en tant qu’elle est au service de l’expression de la toute puissance humaine qui voudrait prendre la place de Dieu. Les médias modernes (TV, Internet, publicité) sont souvent au service de logiques commerciales qui font primer la forme sur le fond, la rentabilité sur le message, l’illusion de l’apparence sur la vérité humaine. Dans ce cas là, l’idole n’est en effet pas loin.

b) L’accueil esthétique de l’image

Maintenant que nous savons qu’idole et image sont deux réalités différentes, nous voilà libres de regarder et d’apprécier les images non idolâtres. Et il y en a beaucoup. Il nous faut alors apprendre à les regarder pour ce qu’elles sont en vérité : une forme de parole, un langage symbolique d’une extrême richesse. Apprenons donc à apprécier les images, comme une forme de langage agréable et distrayant. Découvrons le langage de l’art à travers la réalité des images. Cela est loin d’être évident pour des protestants réformés qui sont issus de plusieurs siècles de rejet absolu et non différencié de toutes images, même des images artistiques qui n’ont en général rien à voir avec les idoles.

Mais peut-on faire un pas de plus dans cet accueil de l’image, et l’intégrer dans un parcours de foi ? Sans que cela s’impose comme une obligation, on peut répondre que oui. L’image, comme tout autre moyen d’expression (la parole, l’écriture, la musique), peut être au service de la foi chrétienne fondée sur l’écoute de la Parole.

Je me contenterai d’évoquer ici trois lieux de rencontre possibles entre l’image plastique, artistique, et la foi évangélique :

1. L’image (l’art) peut dire la vérité de l’homme et la vérité sur lui. Elle peut témoigner de sa faiblesse, de sa sincérité, de son péché et ses doutes. Elle peut le faire d’autant mieux qu’aujourd’hui l’artiste est un être marginal, devant lutter contre des logiques économiques qui tendent à le marginaliser. L’artiste est souvent le prophète des temps moderne : il dit à l’humain fier de sa puissance la vérité sur la faiblesse, ses mensonges et ses trahisons.

2. L’image (l’art) peut aussi dire la vérité de Dieu. Et elle peut le faire d’autant plus qu’elle s’est libérée d’obsession de la représentation. Une des formes de l’image artistique actuelle est d’être non figurative, abstraite. Une image qui ne représente rien car elle est d’abord un ensemble de couleurs et de lignes qui symbolisent plus qu’ils ne représentent. L’image peut alors très bien parler de Dieu sans avoir à la montrer. Elle rejoint en cela les autres moyens d’expression du divin que sont la parole, le geste ou la musique.

3. Enfin l’image (l’art) peut être une parfaite métaphore de la Grâce. La Grâce, ce mouvement de Dieu vers l’homme, est au cœur de la foi ; il faut donc bien en parler, en rendre compte. Or le langage articulé, logique, démonstratif, échoue souvent à dire ce qu’elle est. Nous devons alors choisir un autre langage pour dire le mystère de ce Dieu si grand qui vient à nous qui sommes si petit. Et cela l’art peut le faire, c’est même dans sa vocation de le faire : exprimer la plénitude de la Grâce au moyen de la beauté de l’image, qui est un moyen d’expression humain et limité, mais qui évoque l’infini par la richesse du langage symbolique.

Jérome COTTIN