éditions Philippe Rey, Paris, 2005. 232 pages et 35 photos d’art. ISBN 2-84876-043-5.
Auteurs : Frère Philippe MARKIEWICZ ; Ferrante FERRANTI
Voilà un ouvrage original, qui travaille à la fois sur le fond et sur la forme, sur l’écriture et sur l’image, sur la théologie et sur l’art, et qui me semble assez symptomatique à la fois du nouveau "désir d’images" du christianisme, et d’une nouvelle manière de penser la foi. La théologie en effet, s’ouvre ici à ce qu’elle a longtemps méprisé, ignoré ou refoulé : l’image, l’art, mais aussi la poésie, le corps humain, la sensualité.
Les auteurs sont deux architectes de formation, l’un devenu moine bénédictin de l’abbaye de Ganagobie en Provence, l’autre photographe. Ils se retrouvent autour d’une même passion, celle des formes (architecturales, corporelles, plastiques) en un dialogue exigeant avec la spiritualité chrétienne (avec, en son centre, la liturgie et le rite).
Vu la multiplicité des thèmes et la manière à la fois iconique, poétique et narratif de les aborder, on aurait un instant pu craindre de nous trouver devant un de ces ouvrages qui exprime une spiritualité vague et généreuse, volontiers syncrétiste ; un ouvrage foisonnant, qui accepte tout ce qui relève d’une théologie du cœur, de l’émotion, du sentiment, de la beauté. S’il cède parfois à ce travers, il poursuit finalement une pensée bien profilée, qui s’étoffe et s’approfondit au fil de la lecture : l’expérience sensible (à la fois esthétique, artistique, liturgique, corporelle) est fondamentale à l’expérience de Dieu. Il faut pouvoir lire attentivement ce qui tient lieu de préface ("Un guide du mystère", pp. 9-13), pour comprendre la démarche et l’intention des auteurs, qui n’hésitent pas à nous livrer souvenirs et expériences personnelles pour nous rendre compte d’une triple rencontre : - une rencontre avec l’art ; - une rencontre avec Dieu ; - une rencontre avec l’autre (en l’occurrence, le co-auteur). C’est ainsi qu’il leur arrive de dialoguer par images interposées, chacun proposant son propre regard sur une même photographie. Mais l’un et l’autre ont aussi des personnalités et approches différentes
Ferrante Ferranti, photographe connu (il a co-publié avec Dominique Fernandez), est l’auteur de la plupart des photos qui sont - c’est important à préciser - beaucoup plus que des illustrations visuelles ; ce sont des photos d’art, empreintes d’une spiritualité liée à des lieux symboliquement ou plastiquement forts. Il propose son propre commentaire des photos, et explique ce qui l’a conduit à garder les traces d’un moment esthétique et spirituel, sa rencontre avec l’objet regardé, puis photographié - et qui devient alors l’objet d’une nouvelle rencontre - un peu à la manière de Roland Barthes qui, dans La Chambre claire, nous explique ce qui le touche (le punctum). Il est rare de trouver un artiste qui sache commenter son œuvre. Ferranti, par ailleurs auteur d’un ouvrage explicatif sur la photographie, propose un commentaire à la fois discret et émouvant. On appréciera la liberté avec laquelle, par exemple, il nous invite à accueillir comme image spirituelle une photo kitch des deux artistes gays Pierre et Gilles (pp. 200-201), le sexe recouvert du Christ gisant de Valladolid (pp.198-9), ou encore une médiocre image de piété saint-sulpicienne dans une très ancienne église éthiopienne (pp. 158-9). On le sent attiré par l’esthétique baroque, qui fut aussi l’un de ses thèmes d’étude favoris, et qui correspond à la redécouverte d’une esthétique dont le public - en particulier français - a longtemps ignoré le formidable potentiel créateur et poétique.
Le Frère Philippe Markiewicz, est à la fois théologien, pédagogue et guide spirituel. S’il lui arrive de commenter les photos, il propose surtout un parcours méditatif et explicatif sur les grandes notions de la théologie chrétienne qu’il articule avec ceux des photos. Il part d’une "théologie du corps", pour nous faire partager une conviction à la fois théologique et spirituelle : le mystère chrétien va plus loin que l’expérience sensible, mais elle n’est accessible qu’à travers elle. Par "expérience sensible" - et c’est sans doute là que réside l’originalité et la nouveauté du projet - il faut comprendre tout ce qui met en jeu la matière, les sens, les formes : les sacrements et les rites, les gestes liturgiques et les positions corporelles, mais aussi les pierres (architecture, mobilier), et l’art, sous toutes ses formes. Tous ces signes n’ont pas le même statut théologique. Mais ils peuvent tous faire l’objet d’une expérience spirituelle, dans la mesure où ils sont accompagnés, précédés ou suivis par la liturgie, la méditation personnelle (la prière) ou la lecture et l’étude des Ecritures.
Le théologien protestant appréciera particulièrement ce rappel constant des Ecritures - on sent le bénédictin habité par elle - ainsi le Psaume 27, 4, par lequel il rend compte de sa double vocation, monastique et esthétique. La citation de l’Ecriture se fait parfois exégèse, comme dans le commentaire de Gn 28, 13, où l’a. évoque les différents sens possibles du verset à partir de l’hébreu (p. 35). Le corps, les sens, la sensualité, la sexualité retrouvent leurs droits, et sont orientés spirituellement, sans être pour autant dévalorisés en tant qu’expérience humaine fondamentale. On voit que l’art peut être passage, lieu de rencontres, entre les émotions esthétiques d’une part, et l’expression liturgique (avec ses deux dimensions complémentaires, collective et individuelle) d’autre part.
L’a. redonne une place à l’art dans le déroulement liturgique ; il se méfie d’une approche trop intellectuelle de l’image, tout en n’acquiescent pas pour autant à une réception iconique et orientale qui caractérise l’icône (l’image comme transitus vers le divin), dont il reconnaît les limites (p. 137). Il invite toutefois à ne pas se contenter de la seule utilisation pédagogique (que l’auteur appelle "rhétorique") de l’image, mais à traverser la voie "dionysiaque" (l’image comme lieu d’élévation vers des réalités spirituelles), pour finalement adopter et accepter l’image dévotionnelle et mystique, qui s’adresse individuellement au corps et aux sens, et collectivement à l’expression liturgique (au sens de étymologique de "action publique").
Je termine par un regret : titre et sous-titre - assez communs - ne rendent pas compte de la richesse de cette réflexion théologico-artistique. Ils auraient dû être plus profilés ; de même, les titres des chapitres et sous-chapitres, souvent réduits à un seul mot assez vague ("Approche", "Rencontre", "Assemblée"...) sont plus énigmatiques qu’explicites, et n’aident pas le lecteur à cerner d’un premier coup d’œil la - ou les - problématique(s) dont il va être question.
Mais on appréciera l’honnêteté de cette démarche, qui revendique la tradition esthétique et liturgique sans se couper de la modernité, et qui ne cherche pas à moraliser ni diviniser l’esthétique, mais veut plutôt en faire le lieu de sens d’une spiritualité vécue pour aujourd’hui.
Jérôme Cottin