Paderborn ; München ; Wien ; Zürich : Ferdinand Schöningh, 1991
Auteur : Alex STOCK
L’objet de cette ample étude est de faire le point sur les relations existantes entre l’art visuel et le christianisme, depuis la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. Depuis que l’image s’est émancipée des Eglises pour poursuivre une voie propre, les relations entre l’une et l’autre ont fondamentalement changé. En quoi consistent-elles ? Les Eglises jouent-elles encore un rôle dans la création culturelle, et si oui, lequel ? Comment l’art participe-t-il à l’effort du christianisme pour communiquer aujourd’hui la foi ?
Dans ses réponses, l’auteur ne privilégie pas une optique particulière, mais cherche plutôt à montrer, de manière la plus exhaustive possible, qu’il existe plusieurs positions qui dépendent toutes du statut que les théologiens accordent à l’image, et, par delà, à la modernité. L’éventail des positions se situe entre le Temple et le Musée, qui sont les deux lieux qui balisent la rencontre (ou la non rencontre) entre le christianisme et l’art visuel dans la modernité : le temple représente le lieu de la création culturelle du passé (l’art chrétien), le musée celui du présent (l’art profane). Le fossé entre le temple et le musée doit être en partie comblé, c’est-à-dire que l’Eglise doit s’ouvrir à l’art moderne, tout comme le musée doit accueillir la dimension spirituelle propre à de nombreuses oeuvres d’art. A cette fin, l’auteur est attentif aux créations artistiques modernes qui ont été en dialogue avec la foi, ainsi qu’aux théologiens qui ont su les interpréter, voire les susciter.
Bien que centrée sur l’époque contemporaine, l’étude de Stock met en avant trois tensions propres au christianisme dans ses rapport à l’esthétique : tension entre le christianisme, religion d’un Dieu invisible, et le monde des images ; tension également entre le catholicisme, fondé sur l’immuabilité du dogme, et la force novatrice (parfois provocatrice) de la modernité ; tension enfin entre les différentes confessions chrétiennes, le catholicisme prônant volontiers un art liturgique et sacral, tandis que le protestantisme est plus attentif à la dimension subjective et profane de l’oeuvre d’art.
Après avoir constaté (chapitres I et II) que le catholicisme officiel s’est longtemps détourné de l’art moderne, l’auteur aborde deux types d’art plus modernes qui émergent à la fin du 19e et au début du 20e siècles (chapitre III) : celui du cloître bénédictin de Beuron, marqué par la personnalité de Peter Lenz, et qui privilégie un art religieux grandiose, hiératique et sacral (un art "pour Dieu"), tandis que l’oeuvre du peintre protestant von Uhde incarne la présence de l’Evangile dans le quotidien de l’existence profane (un art "pour l’homme" ). Toujours à la même époque, une attention particulière doit être portée au peintre (et théoricien) français Maurice Denis, qui au sein des nabis et de l’école de Pont-Aven (Sérusien, Verkade), développe un art authentiquement chrétien et résolument moderne à l’aide de sa "théorie des correspondances" Notons en passsant que la controverse art pour Dieu / pour l’homme n’est pas spécifique aux divergences confessionnelles dans le christianisme, mais marque aussi les différentes sensibilités catholiques (bénédictins vs jésuites).
L’auteur se pose ensuite la question de la signification de l’image religieuse moderne, en analysant les différentes positions du catholicisme allemand d’après-guerre (chapitre IV) : l’image doit-elle être qualifiée de sacrale ou de chrétienne ? Peut-elle être le lieu d’une possible Révélation de Dieu ou seulement son expression visuelle ? Là encore les avis divergent : pour certains l’image est, comme le sacrement, opus operatum ; elle met en contact avec le sacré et possède un réel pouvoir d’effectuation. Pour d’autres, l’image religieuse a pour seul but d’interpréter et d’actualiser la mémoire des grands faits chrétiens. Dans ce débat aux contours incertains, l’auteur analyse de manière détaillée le concept de "Bildverkündigung" (images qui annoncent la Parole), et relève qu’il serait théologiquement préférable de parler de Bildzeugnis (images qui témoignent).
Sur cette question du statut de l’image chrétienne, Romano Guardini propose utilement de distinguer entre l’image de méditation (Andachtsbild ) qui concerne la cure d’âme, la piété personnelle et subjective, et l’image cultuelle (Kultbild ) qui manifeste la présence objective de Dieu dans le monde compris comme création. La tendance à fonder l’image sur une théologie de la création, marquée parfois par des accents mystiques ou panthéistes, fut très forte chez Lothar Schreyer et Theodor Bogler, lesquels côtoyèrent activement les mouvements artistiques allemands d’avant-garde (en écrivant dans la revue "Der Sturm" pour le premier, et en participant à l’aventure du Bauhaus pour le second), avant de se tourner l’un et l’autre vers un art résolument chrétien.
Stock se concentre ensuite sur deux lieux qui ont su développer un dialogue réussi entre la création artistique moderne et la réflexion théologique : Vienne et Paris (chapitre V). Le théologien et prédicateur de la cathédrale St Stephan de Vienne, Otto Mauer, dans sa théologie de l’art visuel, reprend les fondements classiques et scolastiques de l’art chrétien (la doctrine des transcendantaux, le fondement spirituel de la création, l’analogie sacramentelle de l’image) et les articule à des conceptions modernes de l’art pour lesquelles le message ne dépend plus simplement du thème mais également du style et de la forme. L’oeuvre d’art acquiert ainsi une double dimension (aussi bien chrétienne que laïque) ; elle est à la fois protestation et promesse, et des artistes laïques (Goya, Daumier, Georges Grosz) deviennent les prophètes des temps modernes. Cette impulsion moderniste est poursuivie et élargie par Günter Rombold (l’actuel rédacteur en chef de la revue Kunst und Kirche), qui affirme enfin clairement que la sécularisation n’est pas une perte mais un gain, dans la mesure où elle désacralise l’oeuvre d’art et lui donne sa vraie dimension.
L’auteur se tourne alors vers Paris, et se concentre sur le mouvement français de "l’art sacré". Ses représentants sont les dominicains Marie-Alain Couturier et Pie Régamey, qui surent susciter un art chrétien moderne de très haute qualité (Assy, Audincourt, Vence), en sollicitant les plus grands artistes (Matisse en particulier). Les dominicains français surent proposer une définition très ouverte de la notion d’"art sacré" : le sacré est une manière particulière de voir Dieu dans le monde, et non la propriété caractéristique d’un objet. De plus, pour le père Couturier, les oeuvres d’art ne sont pas de simples objets offerts à la seule jouissance esthétique ; elles sont également des témoignages spirituels, et doivent être au service d’une éthique chrétienne fondée sur l’esprit de pauvreté des Béatitudes.
L’auteur termine ce vaste panorama sur "l’esprit de l’avant-garde artistique" en analysant les pensées d’André Malraux et de Wolfgang Schöne, deux penseurs non théologiens, mais dont les thèses à bien des égards contradictoires, ne peuvent que stimuler la réflexion théologique en matière d’esthétique.
Un dernier chapitre (VI), sans doute le plus inédit pour un théologien catholique, est consacré à l’étude des théologiens protestants amis de l’image. On découvre qu’ils furent un certain nombre à reprendre et élargir les thèses novatrices du théologien de la culture que fut Paul Tillich. On sera reconnaissant à l’auteur de n’avoir pas négligé l’apport protestant dans la réflexion théologique contemporaine et d’avoir su montrer que tous les protestants ne sont pas iconoclastes.
Relevons trois points forts d’une esthétique "protestante" : d’une part elle insiste (surtout en milieu réformé) sur la dimension profane d’un art qui accepte sans difficulté et parfois même revendique la modernité (Kurt Marti : "Depuis Christ, tous les arts sont profanes") ; le Christ devient alors, comme chez Rouault, Bacon, Falken, Hrdlicka, le type même de la conditio humana. D’autre part, elle utilise (surtout en milieu luthérien) le second usage de la Loi (usus elechticus) comme fondement d’une théologie négative : l’oeuvre d’art ne transmet aucune présence de Dieu, mais uniquement la réponse de l’homme (Hans-Eckehard Bahr). L’art exprime alors visuellement l’expérience de la foi, qui transforme le pêcheur condamné en un croyant justifié, selon la dialectique biblique de la Loi et l’Evangile. Enfin, dans la ligne de Schleiermacher, elle a le souci de s’enraciner dans un christianisme vécu, dans une pratique théologique (Volp, Schwebel) qui tente d’articuler herméneutiquement Dieu et le monde.
Malgré un louable effort pour intégrer la pensée protestante dans une réflexion théologique sur l’art, l’impression demeure néanmoins dans ce chapitre que l’auteur n’a pas pensé jusqu’au bout toutes les potentialités d’une théologie de la Parole.On sent que l’auteur est plus à l’aise avec une théologie naturelle qu’avec une théologie du kérygme. Je le rejoins cependant dans sa critique de la pensée esthétique de Tillich : un style, quel qu’il soit, ne saurait être déclaré "religieux" ; en faisant du style expressionniste le fondement de toute dimension religieuse de l’art, Tillich montre les limites d’une pensée par ailleurs très novatrice en matière d’esthétique, mais plus influencée par l’héritage du romantisme allemand qu’il n’y paraît au premier abord.
En conclusion (chapitre VII), l’auteur plaide pour une redécouverte d’une théologie de la création comme fondement de l’esthétique moderne. La révélation de Dieu dans la création constitue le meilleur support d’une théologie de l’art, dans la mesure où la foi chrétienne confesse un Dieu creator visibilium et invisibilium. "Dans le processus de l’art moderne, il ne s’agit pas simplement du destin de l’historiographie chrétienne et de ses sujets iconographiques, mais aussi et peut-être d’abord des relations entre l’art et la nature" (p. 299). Dans cette ligne, Stock note à juste titre qu’une théologie de la création s’est souvent confrontée avec les sciences et l’écologie, rarement cependant avec l’esthétique. Une théologie de l’art pourrait alors constituer une bonne synthèse entre une révélation de Dieu dans l’histoire et une présence de Dieu dans la création.