L’expression « musique sacrée » n’apparaît que très tardivement dans le vocabulaire musical. Ainsi elle ne figure pas dans le célèbre lexique de Sébastien de Brossard qui date de 1703. Et Pierre Lichtenthal, dans son Dictionnaire de musique paru à Milan en 1826, rappelle la distinction classique purement circonstancielle entre musica da chiasa, da camera et da teatro. Mais à l’intérieur de celle-ci on peut suivre par dédoublements successifs la détermination progressive du chant d’église dans sa fonction liturgique pure. Celui-ci est alors discriminé comme terme sacralisé à la suite de dédoublements successifs : d’abord par opposition du répertoire proprement canonique à l’ajout des tropes (d’interpolation ou d’encadrement), puis par la séparation du cantus (plain-chant grégorien) de la musica (en écriture et solfège moderne) Toutefois c’est surtout la distinction par Monteverdi (Préface du Vème Livre des madrigaux en 1603) entre prima et secunda prattica, théorisée en opposition entre stile antico et stile nuovo, qui sera décisive pour aboutir, dans l’esprit du Concile de Trente (1545-1563), à la catégorisation ultime du style archaïsant sous l’appellation de musica sacra.
Le propre du stile nuovo, caractéristique de la secunda prattica, était, en mettant la musique au service du mot, d’accorder priorité à l’expression, donc au rendu des affetti ( d’où son affinité avec l’opéra). Aussi bien, dans une optique tridentine, sera-t-il interprété comme profanisant par opposition à la prima prattica archaïsante érigée a contrario en modèle « consacré » Aussi bien cette dernière, dans une perspective de restauration et de réaction contre une regrettable décadence, sera-t-elle promue au rang de musique sacrée pure. Cette évolution qui aboutit à caractériser le style sévère comme musique sacrée conduira ainsi logiquement à l’affirmation de la priorité liturgique quasi absolue du plain-chant auquel d’ailleurs se trouvera associée, toujours dans la foulée du Concile de Trente, pour sa pureté musicale , la polyphonie vocale a capella palestrinienne (1525-1594). Se trouve ainsi ouverte notamment la voie qui débouchera sur le mouvement réformiste défendu au XIXème siècle par les moines bénédictins de Solesmes, « réformisme intransigeant » au nom d’un chant grégorien en principe retrouvé enfin dans son authenticité originelle et estimé représenter la musique sacrée dans sa quintessence..
Mais c’est autour de la même époque, dans un climat alors fortement marqué par le romantisme allemand, que va s’accomplir un glissement tout à fait étonnant de cette notion de musique sacrée en direction d’une musique pure promue elle-même, par conversion métaphysique de l’art musical en la Musique, au titre de véritable Religion . Ce glissement marque en réalité un renversement complet : de simple servante du culte la musique sacrée à laquelle avait abouti l’évolution qui vient d’être retracée se trouve en effet haussée au rang de culte. C’est ce qu’écrit Hoffmann (1776-1822) « La véritable musique sacrée...est elle-même le culte, est une musique surnaturelle - un langage céleste » ( cité par J.Y. Hameline p.135 in Colloque Ambronay). Hegel, dans un passage de son Esthétique consacré à Palestrina permet de bien comprendre le mécanisme de ce renversement dialectique étonnant qui nous fait assister à la transmutation de la musique sacrée en culte sécularisé et d’éclairer ainsi ce moment paradoxal où l’avènement, semble-t-il, à son apogée de la musique sacrée comprise pensait-on, dans sa pureté absolue va coïncider avec sa disparition sous cette forme.
La polyphonie vocale a capella palestrinienne, explique-t-il, se trouve en effet typiquement représentative de la pureté essentielle à l’égard de la musique par la mise à l’écart de la subjectivité individuelle et de l’expression d’un contenu. En joignant de manière intime l’équilibre de la polyphonie à la sérénité de la prière de recueillement, la musique palestrinienne, selon Hegel, représente alors « la musique vraiment idéale » ( p.346) « qui s’attache uniquement au mélodique,..ce qui est vraiment musical » (p.359) et qui « consiste à planer au-dessus de ce que les paroles ont de particulier et d’individuel » (p.350), donc de « s’abstraire totalement du contenu des paroles »(p.360). Ainsi, « à la faveur de la mélodie » s’opère « la jouissance et le retour de l’intériorité à elle-même ».. En effet cette musique réussissant à « soulever l’âme au-dessus du sentiment dans lequel elle est plongée, la fait planer au-dessus de son contenu » et alors « jouit d’elle-même, chante pour chanter, sans but ni contenu », (p347) . L’âme alors « s’abandonne à l’art pour l’art pour trouver sa satisfaction dans l’euphonie de l’âme ‘p.347) Définie ainsi, « en elle-même et pour elle-même », la musique vise donc une simple harmonie de l’âme avec elle-même et devient en définitive une manifestation intemporelle de la beauté artistique ( « L’être-chez-soi qui s’y manifeste, commente Alain-Patrick. Olivier, apparaît comme le moment de la parfaite reconnaissance de l’esprit dans l’élément sensible de la musique » ( Idem p.137)..Cette lecture d’inspiration romantique dans l’esprit des Lumières, célébrant la musique à la fois pour sa dimension d’intériorité, son sentiment d’infini et sa puissance d’élévation de l’âme fournit la clé même de ce paradoxe d’une musique sacrée qui se transforme en culte profane autour d’œuvres sacralisées dans leur pure forme et où le texte liturgique ne compte plus Car, comme le souligne bien Sylvain Gasset ( Musiques sacrées in Hors série du Monde de la Musique, p.11), tandis que les polyphonies de Josquin, les Vêptres de Monteverdi, les Cantates de Bach, les grands Motets de Charpentier remplissaient encore leur fonction liturgique, le Romantisme va susciter l’émergence de ce concept moderne de « musique sacrée » où messes, requiem, Te Deum deviennent simples prétextes à monstration esthétique et où s’opère ainsi la sécularisation de la musique dite sacrée par sa transformation en art absolu ou Religion de la Musique. Cette métaphysique musicale, érigée elle-même en culte, se situe aux antipodes de celle de Bach qui se voulait humble servante de la théologie à l’écoute de la Parole. On est désormais plutôt du côté du culte beethovénien célébré de manière exemplaire par un Furtwängler. Et ce paradoxe d’une sécularisation du culte accomplie au nom même de la musique sacrée rejoint dans les arts plastiques celui du Musée imaginaire selon Malraux pour lequel, de manière tout à fait analogue, par la grâce du musée et des maisons de la culture, l’art se trouve promu religion séculière. Or ne retrouve-t-on pas là finalement l’équivalent spirituel de ce que ressent un auditeur moderne de musique dite « sacrée » dans une église comme au concert, celui-ci étant devenu culte sécularisé ?
Et c’est ici où l’exemple stravinskien mérite, je crois, d’être médité comme opérant en plein XXème siècle une reconstruction fondamentale de tout l’édifice musical historique précédent. Trois exemples, haussés comme toujours chez Stravinsky au rang d’archétypes, nous retiendront en priorité. La Messe (1948) nous offre le premier modèle, celui d’une musique liturgique pure, une œuvre en effet, comme l’écrit André Souris, en parfaite congruence dans ses formes sacralisées « à la tradition et à la pérennité de l’Eglise » (cité p.297 in Bouchourechliev, Stravinsky, Fayard). Le Sacre du printemps (1911-1913) représente a contrario le modèle idéal de ce que nos nommerons une musique sacrale pure, avec tout le sacré à l’état sauvage : fulgurance de la fête primitive dans la fusion de la danse, du sexe et du rite sacrificiel ( la mort de l’Elue). Le troisième modèle enfin, Les Noces (1923), est sans doute le plus énigmatique en tant qu’il nous présente une conjonction, sinon une coalescence, entre religieux et sacré au sens primitif à partir de l’évocation du vieux cérémonial russe de mariage, rituel ancestral qui « touche le fond sacré, existence et essence de chacun »( Bouchourechliev p.140) où composent sans confusion l’érotique, le sacrificiel et la prière chrétienne la plus pure. Nous reviendrons rapidement sur le premier et le troisième modèle.
Pour André Bouchourechliev le Credo de la Messe de Stravinsky « constitue... le modèle incomparable, unique peut-être de la musique religieuse dans la littérature du XXème siècle ». Il lui oppose « comme contre exemple » le Credo de la Missa solemnis de Beethoven. Alors que ce dernier, visant à l’expression des images et des sentiments, théatréalise le texte en mettant en avant le moi du compositeur selon une veine déjà pré-romantique d’une musique à la première personne, le premier se veut fidèle à ce que Stravinsky nomme ailleurs ( à propos d’Oedipus Rex ) le langage des « vieux maîtres du style sévère ». Et effectivement ne retrouve-t-on pas ici dans l’écriture originale stravinskienne du XXème siècle, une certaine analogie avec le stile antico dont il a été question plus haut, avec une austérité qui tourne le dos à la recherche d’expression pour mieux conférer au texte liturgique par sa scansion rythmique syllabe par syllabe toute sa force hiératique immuable. Et ajoutons que si l’on voulait trouver un contre-exemple plus radical encore que celui emprunté à Beethoven et ici quasi caricatural, il s’agirait de citer le Parsifal de Wagner, musique exécrée par Stravinsky comme parodie qu’il qualifiait de « la Messe au théâtre » .
Toutefois, - et ceci est particulièrement intéressant à souligner - , ce souci de totale rigueur liturgique s’exerçant de la part de Stravinsky aussi bien à l’encontre de la « musique pure » pour ainsi dire sécularisée de la Missa solemnis que de la pseudo-religiosité paganisante wagnérienne ne le conduit nullement à l’affirmation d’une polarité antinomique entre le sacré et le saint ( pour parler comme Lévinas opposant avec profondeur la magie du sacré comme captation du divin à la sainteté comme réponse au divin comme exigence). Sans céder sur ce point au moindre confusionnisme ou réductionnisme, Stravinsky maintient la conjugaison charnelle entre ce qui lui apparaît comme deux dimensions humaines fondamentales. En témoigne , de manière éclatante, le troisième modèle annoncé, sans doute l’ « œuvre-clé » (p.139) pour toute l’esthétique stravinskienne marquée au sceau du rituel . La musique ici, au dire même du compositeur, veut « présenter plutôt que décrire », ce qui signifie, commente Boucourechliev, exposer « une action rituelle comme le prêtre des processions russes montre une icône à la foule...selon un cérémonial inflexible ». Surtout, ainsi qu’il a été remarqué plus haut, l’intérêt principal de cette œuvre est de présenter en prise directe entre eux le sacré et le religieux et d’offrir par là même un thème de réflexion particulièrement précieux pour une réflexion sur l’articulation concrète entre ces deux dimensions humaines fondamentales. Car, comme le souligne Roger Caillois ( dans L’homme et le sacré p.18) à la suite des ethnologues et anthropologues, « le sacré apparaît comme la catégorie sur laquelle repose l’attitude religieuse », même lorsque celle-ci tend à revendiquer en un second temps sa pureté spirituelle spécifique.
Noces se déroule ainsi en quatre séquences où s’entrelacent intimement cette double dimensionalité. D’abord l’épisode de la Chevelure, symbole sexuel de la virginité. Puis la bénédiction du marié par les parents et l’invocation des Saints. Ensuite la « conduite » ( le départ) de la mariée évoquée en écho au sacrifice de l’Elue dans le Sacre. Eclate enfin dans toute sa violence paroxystique et incantatoire le tableau final du repas rituel, point ultime de déchainement orgiaque et de tension érotique croissante en direction du lit et du mariage consommé jusqu’à l’extinction finale de l’ivresse de la fête « tandis que résonne le glas funèbre qui scelle, nous dit Boucourechliev (p.148), l’identité de l’amour et de la mort ». La cloche, instrument du sacré s’il en est, donne la dernière note de l’œuvre qui résonne longuement dans le silence . Le timbre ici, commente encore Boucourechliev, « alliage rarissime, unique dans l’histoire de la musique, formé par les harmonies des quatre pianos et par les métaux en vibration d’une cloche et de deux crotales...suspend le son dans un lieu qui aurait bien pour nom éternité et que le silence peu à peu envahit » (p.152). Ce pur lieu ne serait-il pas le sacré lui-même, « seul espace essentiel, écrit Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme, qui ouvre une dimension pour les dieux et le dieu », sinon la promesse d’unité enfin entrevue à la rencontre du sacré et du saint, au seuil même du profond silence jusqu’où nous guide la musique en sa pureté abstraite ?
Noces de Stravinsky, nous l’avons vu, s’achève sur un tintement de cloche qui résonne longuement dans le silence. Nous nous interrogions alors pour savoir si ce pur lieu sur lequel est suspendu le son n’aurait pas rapport au sacré tel que l’évoque Heidegger comme cet « espace essentiel...qui ouvre une dimension pour les dieux et le dieu ». C’est donc sur cette notion obscure, si chargée d’ambivalence et controversée que je me propose de revenir car avec elle, nous le constaterons, se trouve engagée la question ultime du sens de l’œuvre d’art. A quoi il faut ajouter que ce questionnement déborde le plan esthétique en ce qu’il touche à ce qui est sans doute la question moderne elle-même ( dans notre culture post-nietzschéenne du moins), celle d’un temps comme le nôtre marqué, pour paraphraser Heidegger, au sceau des dieux enfuis ou du Dieu absent de notre monde. C’est ce que je tenterai d’explorer en réfléchissant sur le triple exemple de la peinture, de la poésie et de la musique.
Quand Cézanne parle de « la vérité de la peinture », il désigne par là l’idéal qu’il a poursuivi toute sa vie dans sa quête esthétique, à savoir ce projet fou de transfigurer ce qui nous entoure « dans un monde autre et cependant tout réel ». Lui-même d’ailleurs n’hésite pas ici à faire référence au sacré : la peinture, disait-il, opère « le miracle du monde changé en peinture » comme l’eau en vin aux noces de Cana.. Aussi faut-il prendre à la lettre sa volonté affirmée de « dégager la religion du paysage ». Il s’agit en effet pour le Maître d’Aix, non plus de peindre objectivement la nature, mais bien plutôt, comme l’a très bien souligné Merleau-Ponty, « au lieu de se borner à la restitution diversement intense du visible », d’annexer « la part de l’invisible aperçu occultement ». Son propos est donc de « dire finalement que le propre du visible est d’apercevoir une doublure d’invisible au sens strict qu’il rend présent comme une certaine absence ». Et Gasquet nous éclaire ici, je crois, en profondeur, en nous faisant comprendre comment l’art de Cézanne a réussi à atteindre cette plénitude de l’image qui se lie ( ce qui renvoie à l’étymologie du mot religion) et réalise en vérité le comble de l’expression. : « Tous les tons se pénètrent, tous les volumes tournent en s’emboîtant ». Et, rejoignant une remarque profonde de Diderot à propos de la peinture de Chardin, il ajoute : « Au fond, j’en suis sûr, ce sont les dessous, l’âme secrète des dessous, qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l’ensemble ». En définitive on peut se demander si cet art n’accomplit pas alors à la perfection cela même qu’énoncera Paul Klee dans sa Théorie de l’art moderne : les « réalités de l’art élargissent les limites de la vie telle qu’elle apparaît d’ordinaire. Parce qu’elles ne reproduisent pas le visible avec plus ou moins de tempérament, mais rendent visible une vision secrète » .
Et à la lumière de ce rapprochement, sans doute avons-nous chance de rejoindre au plus profond la passion cézanienne dans sa quête picturale fondamentale. Au travers des Sainte-Victoire dans leur surgissement et accomplissement cosmique comme des portraits de la Vieille au chapelet ou du Jardinier Vallier accordés dans une plénitude de paix à leur entourage de vie, semble s’accomplir hic et nunc cette relation charnelle du visible et de l’invisible opèrant la coalescence de la sensation et du sens. N’atteignions-nous pas alors cette plénitude de l’image qui n’est ni le concept relevant de l’intelligible ni le simulacre appartenant à l’irréel imageant, mais qui définit la figure au sens fort comme ce qui nous donne à voir l’invisible au cœur du visible ? Aussi bien, pour mieux comprendre ce dont il s’agit, il n’est peut-être pas anachronique d’évoquer, en écho à la pensée de Klee, ce qu’écrivait avec grande rigueur, au VIIème siècle de notre ère, Maxime le Confesseur : « Ce qui est invisible devient visible dans ce qui apparaît, et le sens de ce qui est visible est livré par ce qui n’apparaît pas grâce à l’interprétation symbolique » ? A l’instar du Verbe incarné dans sa double nature indivisément divine et humaine, on peut en effet, comme nous y invite la pensée patristique, par transposition analogique au plan de l’existence esthétique, parler de chair iconique pour désigner cette plénitude de présence propre à la vérité picturale que poursuivait Cézanne au-delà de la dichotomie des sens et de l’intelligence, à savoir le sens incarné dans le sensible avant toute dissociation . Rien d’étonnant dès lors à l’affirmation parfois avancée qu’en nous montrant un paysage la peinture nous dit le sacré.
Or une telle quête de sens à vocation ontologique se retrouve dans d’autres arts, notamment dans la poésie. Et nous saisirons là l’occasion d’une reprise de notre référence heideggérienne initiale La rencontre du penseur Heidegger avec Hölderlin le poète est à cet égard à la fois exemplaire et mémorable. Et d’abord, là encore comme sur le plan pictural, la condition première posée au préalable pour une approche de « l’essence de la poésie », est de ne pas réduire celle-ci à un objet littéraire à traiter scientifiquement ( par exemple dans une perspective structuraliste) . Il importe au contraire d’appréhender le poétique comme une attitude existentielle, à savoir une certaine manière d’être-au-monde qui n’est plus celle de la banalité utilitaire commune mais un séjour à habiter. En effet, grâce au poème (et cela vaut pour toute œuvre d’art véritable), « advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude..., ( et qui) nous saisit littéralement pour nous pousser hors de l’ordinaire dans cette ouverture et transformer de manière radicale nos rapports habituels au monde et à l’entourage..., ( et) tout notre ciel étoilé » ( Holzwege p.56).
Mais, s’interroge l’auteur de L’origine de l’œuvre d’art, sur quoi repose une telle puissance de transformation des choses qui opère « ce retournement de la conscience vers l’invisible intime de l’espace du cœur » que Rilke nomme « la dimension de profondeur de notre intérieur ». ? Sur la parole mais pas n’importe laquelle. L’homme, dit Heidegger, est l’étant qui a rapport à l’être par la parole ( ayant par nature grâce au langage accès à l’Etre défini comme Ouverture, il est médiateur par rapport aux autres étants, c’est-à-dire dévoile leur vérité en disant leur être ( en les nommant). Toute vérité vient donc à nous par le langage comme dévoilement des étants mais seule la parole poétique ( à prendre au sens large qui s’étend à tous les arts) a pouvoir d’atteindre à l’invisible et à l’intériorité. Elle tient ce privilège - et l’analyse heidegérienne est sur ce point tout à fait décisive - à sa manière de traiter son matériau avec respect dans sa lutte amoureuse avec lui . Ainsi une telle parole, libérée du carcan consumériste, réussit à libérer les puissances de fond de la Nature comme à nous ouvrir ( ajouterons-nous) aux dimensions spirituelles transcendantes de l’Etre.
Aussi bien rien d’étonnant à ce que Heidegger ( et il n’est pas le seul, pensons par exemple à René Char ou encore à Paul Célan qui l’ont rejoint en l’occurrence de manière explicite) ait attendu du poétique ( que nous prenons ici au sens large) une alternative au nihilisme . La poésie qui est assurément, comme dit Yves Bonnefoy, « acte de vérité », devient alors, au sens fort, principe de libération En un temps, selon la formule citée plus haut, marqué au sceau des dieux enfuis ou du défaut de Dieu, on peut se demander en effet si n’apparaît pas indispensable une méditation sur l’art et le sacré ( sinon le saint) pour trouver un autre rapport au monde et un séjour à habiter grâce à la dimension poétique. Trois attitudes ici possibles peuvent être ici esquissées.
Il y a d’abord la grande voie du sacré qui plonge dans les origines immémoriales du genre humain et toujours si vivante jusqu’au cœur de l’art moderne. Il suffit de rappeler ici le mot de Francis Ponge sur Braque : « Il reconstitue le chaos natif ou naîf...Le chaos, mot grec, signifiait paradoxalement, à l’origine, ouverture et abîme, c’est-à-dire libération.. Par la grâce de Braque, nous voici revenus à l’origine du regard. Au lieu de reculer dans la perspective, les choses avancent vers le regardeur. Les forces naturelles sont rendues à leur ancien mystère, avant leur décryptation ». On connaît aussi le propos de Paulhan à l’égard du cubisme : "Avec un peu de chance, nous saurions enfin grâce aux tableaux modernes ce qu’est le sacré ». Et en effet une peinture comme celle de Braque, en rendant la chose à la profondeur de son mystère et au fond dont elle surgit, rejoint la magie naturelle de l’objet sacré pour le primitif en retrouvant son opacité et son invisibilité ultime et on peut dès lors conclure avec lui : « L’art est une besogne sacrée ou il n’est rien ».. Avec cette affirmation « du fond avant qu’une subjectivité ne projette sa lumière et ne fasse surgir l’apparaître de l’être » Mikel Dufrenne soulignait alors avec force l’ancrage de la poésie dans « la plus profonde immanence en cette Nature naturante selon Schelling et invoquée sous la figure de Gaîa par Clémence Ramnoux comme « l’ombre sacrale de la Grande Oubliée » p.151). ( Les mots et les choses » p.151) .
On comprend alors sans doute que toutes ces références païennes incontestables accolées au sacré attirent méfiance et rejet pour tout un courant de pensée qui s’attachera à opposer le sacré au saint. On sait sur ce point le combat d’un Lévinas contre l’onto-esthétique hégélienne qu’il nomme « un paganisme du lieu » ne connaissant qu’un sacré anonyme , à savoir un divin avec des dieux, mais en réalité sans Dieu, le seul vrai Dieu, véritablement Saint, étant le Dieu de l’Alliance, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Et le saint en l’homme, insiste-t-il, ce n’est pas une immanence aux choses et aux êtres, mais l’invitation présente à une exigence transcendante. D’où l’appel répété du judaïsme à une désacralisation et à un désensorcellement du religieux.
Tout en comprenant dans sa profondeur l’exigence de pureté religieuse authentique dont témoigne avec force la seconde attitude, on peut néanmoins d’abord redouter - vieux débat éternellement renaissant ! - l’iconoclasme et surtout penser que dans une perspective chrétienne d’incarnation, on ne saurait refouler la perspective du sacré. Position sans doute plus tendance catholique que protestante ? Question en tout cas qu’on ne saurait éluder, non pas seulement d’un point de vue purement esthétique mais d’un point de vue profondément existentiel comme on peut le vérifier dans les derniers dialogues entre Heidegger et Paul Célan au sommet de la pensée et de la poésie du XXème siècle. Je me bornerai alors à quelques remarques..
Premièrement des quelques réflexions précédentes autour de la « vérité picturale » selon Cézanne comme de « l’essence de la poésie » selon Heidegger, il me semble que ressort confirmation ferme du lien consubstantiel entre l’ordre esthétique et le sacré. L’art ne se réduit pas à une projection imageante créatrice d’irréel, mais par le travail spécifique d’un matériau toujours arraché au fond de la nature s’opère un accouplement entre ce que nous nommerons faute de mieux sens et raison, sensible et intelligible et qui est surgissement de sens . Telle test la vérité de l’art, notamment celle qu’a poursuivie et conquise Cézanne dans la peinture. Cete référence au fond, à sa montée illuminante dans et par le matériau, est l’essence même de la manifestation esthétique et c’est pourquoi il n’y a d’existence esthétique vraie qu’incarnée.. Dès lors la quête poétique, par opposition au souci d’objectivation, n’est-ce pas retrouver et reconstituer le sens du sacré qui nous permet, pour parler comme Hölderlin cité par Heidegger d’ « habiter poétiquement le monde » ou comme Gelsomina dans l’admirable Strada (Fellini) de s’émerveiller de la splendeur de la vérité dans le moindre brin d’herbe ?
Maintenant - et c’est ma seconde remarque sur laquelle je concluerai -, une fois cette autonomie du plan esthétique pleinement reconnue dans sa dimension sacrée, je reprendrai une remarque de Derrida qui me paraît décisive et correspondre au fond de la pensée de Heidegger : « cet espace, déclare-t-il, est en deçà de la foi et de l’athéisme », c’est-à-dire que sur la basse fondamentale du sacré ( et absolument indispensable pour tout projet artistique) peuvent s’édifier des mondes esthétiques aux significations les plus diverses , voire opposées, et notamment dans un univers qui a rapport intime à la sainteté.
Raymond COURT