Cette réflexion a été publiée dans le revue Médium (Régis Debray éd.), n°6, janvier-mars 2006, Paris, éditions Babylone, pp. 100-114.
Certaines œuvres de la culture occidentale font, de part leur notoriété, l’objet de reprises constantes dans la culture contemporaine : copies, parodies, détournements, actualisations, mises en scènes etc. C’est le cas de la Cène (1495-97) de Léonard de Vinci.
– Léonard de Vinci réalisa sa peinture murale entre 1495 et 1497 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan. Ce chef- d’œuvre de la Renaissance italienne fut copié presque depuis ses origines , tant sa qualité esthétique, son pouvoir symbolique, sa densité existentielle et religieuse furent appréciés. L’art contemporain et post-moderne continuent à s’inspirer de cette œuvre, mais en la détournant en la parodiant. La publicité popularise ensuite ce phénomène, s’inspirant souvent des œuvres d’art du passé .
La Cène est à la fois une œuvre de continuité et de rupture. Continuité avec les récits bibliques du dernier repas de Jésus avec ses disciples et de l’annonce de la trahison de Judas, que cette peinture interprète à la fois fidèlement et personnellement . Continuité avec les peintures antérieures de ce récit, en particulier avec les quelques tableaux qui ont précédé son travail, et que Léonard avait vus à Florence ou Rome . Continuité avec les canons esthétiques de la Renaissance (l’importance de la perspective).
Mais cette peinture recèle tout autant d’innovations qui font d’elle une œuvre de rupture. J’en indique quelques unes : - la perspective faussement exacte, et qui se situe en opposition avec celle d’Alberti ; - le traitement particulier des personnages et leur insertion dans le cadre architectural ; - le déplacement des principaux apôtres (Pierre, Jean, Judas) par rapport à la tradition iconographique ; - l’individualisation de tous autres apôtres, comme autant d’acteurs ; - la théâtralisation et la psychologisation de la scène.
On peut en conséquence faire des lectures très différentes, voire opposées, de cette œuvre. Elle symbolisera pour certains la mémoire historique d’un événement fondateur et sa continuité dans le geste liturgique. Pour d’autres au contraire, la Cène est l’expression de l’émancipation de l’art de la gangue religieuse qui le tenait enfermé depuis tant de siècles
La Cène de Vinci est-elle une grande œuvre religieuse ayant intégré une esthétique moderniste ? Ou au contraire une œuvre qui, malgré son sujet religieux ne l’est déjà plus, tellement les préoccupations esthétiques l’emportent sur les affirmations dogmatiques ? Ces deux lectures, l’une spirituelle, l’autre profane, sont possibles.
Une étude plus approfondie de l’œuvre du Maître toscan montrerait donc que cette peinture murale fut, dès ses origines, l’objet d’une double lecture : profane et religieuse, culturelle, et spirituelle. Une lecture non confessionnelle de cette œuvre n’est donc pas simplement due à la sécularisation. Elle fut aussi le fait de l’artiste et du commanditaire, le duc de Milan, Ludovic le More. Mais le message religieux ne fut pas évacué pour autant. Le génie de Léonard fut de faire à la fois une grande œuvre spirituelle, proposant une synthèse des différents récits bibliques sur le dernier repas de Jésus avec ses disciples , et une grande œuvre culturelle, en imaginant, à la fin du Quattrocento, une alternative personnelle et originale aux théories d’Alberti sur la perspective.
Sans pouvoir approfondir la question de l’interprétation de l’œuvre elle-même en la resituant dans son milieu d’origine , je voudrais analyser brièvement trois réinterprétations modernes - une photographie d’art et deux publicités - qui firent l’objet de condamnations, polémiques et censures. Je serai attentif au message de ces œuvres contemporaines, à leur contexte de production, ainsi qu’aux réactions qu’elles ont déclenchées. Il apparaîtra qu’une analyse rigoureuse de l’œuvre - ainsi qu’une connaissance du statut profane qu’elle eut dès ses origines - relativisent fortement, voire rendent caduques, les protestations et censures que ces réinterprétations ou détournements actuels ont pu déclencher.
La première reprise contemporaine de la Cène de Vinci que je montre et analyse est une photographie de l’artiste Renée Cox, américaine d’origine jamaïcaine, intitulée Yo Mama’s Last Supper.
Cette œuvre de 1996 , exposée en février 2001 dans le cadre d’une exposition de 94 « photographes noirs » au Brooklyn Museum of Art de New York , a fait l’objet d’une vive polémique entre l’artiste, soutenue par les organisateurs de l’exposition, et le maire de New York, Rudy Giuliani.
La référence à Vinci est explicitement revendiquée par différents rappels iconographiques : - les disciples sont disposés en quatre groupes de trois personnes ; - Il y a une longue table recouverte d’un drap blanc sur laquelle sont disposés pain, vin et fruits ; - la figure christique se détache sur une tenture jaune qui l’encadre et la met en valeur ; - elle est, comme chez Léonard, en décalage par rapport aux disciples. L’oeuvre de Cox comporte aussi d’importantes innovations : les disciples sont, à l’exception d’un seul, noirs ou basanés. Derrière les deux premiers groupes de disciples, se trouve une tenture blanche avec le signe de la croix. Mais surtout, nous avons une triple transgression en la personne du Christ : elle est femme, noire, nue. Debout et nue, son sexe se détache juste au dessus de la table là où, d’ordinaire, se trouve le buste du Christ.
S’agit-il d’une provocation, d’un sacrilège, ou alors d’une confession personnelle, voire d’un acte de foi ? Regardons la femme en Christ : elle a les bras écartés et les paumes ouvertes ; un linge blanc, posé sur ses bras, lui donne une attitude solennelle, hiératique, priante, célébrante. De plus, le Christ en femme nue est l’artiste elle-même . Ce qui aurait pu passer pour une provocation sexuelle devient alors un acte courageux d’auto-présentation, presque un acte de foi.
Face à l’accusation d’être une œuvre anti-catholique portée par Rudy Giuliani, qui voulait à cette occasion mettre sur pied une commission de censure (Decency Commission), l’artiste s’est expliquée. Pour elle cette œuvre n’est ni pornographique, ni anti-chrétienne, mais militante. En se représentant nue à la place du Christ, Renée Cox veut défendre le droit des femmes noires - et plus généralement des afro-américaines. Elle les rétablit dans leur dignité d’enfants de Dieu dans un pays où le racisme est une réalité sociale quotidienne. L’artiste, qui ne renie pas son éducation catholique, répond : « Je ne comprends pas pourquoi ils parlent d’anti-catholique, j’ai grandi en tant que catholique.. » . Ce n’est pas le christianisme qu’elle attaque, mais la forme historique qu’il a pris, au travers d’une institution masculine, majoritairement blanche, opposée au ministère pastoral féminin. En prenant visuellement la place du Christ, Renée Cox revendique la liberté pour les femmes noires de devenir prêtres, d’être véritablement, elles aussi, images du Christ. Cox veut pouvoir se présenter comme elle est, dans sa vérité c’est-à-dire sa nudité de femme afro-américaine. Ce serait donc faire une grossière erreur d’interprétation que de voir de l’érotisme dans la nudité de l’artiste, même si elle ne nie pas être intéressée par la beauté du corps humain.
Ce tableau a d’ailleurs provoqué sur la Toile une intense réflexion, non seulement esthétique, mais aussi théologique. Ainsi Keith Chandler propose-t-il une fiction, Drinking with Jesus, qui met en scène Jésus revenant sur terre et réagissant à sa substitution en femme noire : ce Christ fictif affirme que le fait qu’il était homme et blanc était une question de contingence historique ; s’il était né à une autre époque et dans un autre lieu, il aurait très bien pu naître en femme noire. Le sens théologique de sa personne n’aurait en rien été changé. Derrière le militantisme, il y a donc bien un message authentiquement chrétien dans cette oeuvre.
Un autre auteur, Katharine Wilkinson, a écrit une belle étude sur cette photo d’art intitulée The Last Will Become First , qui reçut un prix de la Fondation Elie Wiesel. Elle y développe une théologie contextuelle et militante, engagée dans la lutte pour la reconnaissance du droit des minorités exploitées, opprimées, marginalisées . Elle situe l’oeuvre de Renée Cox dans la double tradition de la théologie noire et de la théologie féministe.
Ces essais d’interprétation éthique et théologique nous montrent que l’on doit recevoir l’œuvre de Renée Cox comme une œuvre militante et spirituelle, non comme une œuvre ironique et destructrice.
Cette publicité fit partie d’une campagne publicitaire qui a couvert, en janvier 1998, la France de 10 000 panneaux qui s’inspiraient, sous quatre versions différentes, du religieux chrétien . Le coût de la campagne fut évalué à 100 millions de francs. Le panneau qui a fait scandale représentait un parodie de la Cène de Léonard de Vinci, accompagné d’un slogan se détachant en lettres blanches sur le bas de l’affiche : « Mes amis, réjouissons-nous, car une nouvelle Golf est née ».
La référence à la Cène de Vinci est explicite : les disciples sont tous assis derrière une table allongée recouverte d’une nappe blanche, avec des poses qui rappellent ceux des personnages de la peinture italienne, sans toutefois être semblables. Le repas pascal prend toute la place de l’espace publicitaire, il est le seul sujet de l’affiche. On ne voit pas de voiture Volkswagen, simplement le slogan « Génération Golf », avec le logo de l’entreprise allemande en haut à droite.
L’association « Croyances et libertés » qui représente des intérêts de l’épiscopat français, a décidé de poursuivre devant le tribunal de grande instance de Paris l’agence de publicité DDB-Needham France et le groupe Volkswagen France pour la campagne publicitaire, réclamant 3, 3 millions de francs de dommage et intérêts. La firme automobile a promis de retirer aussitôt ses affiches, mais ce ne fut pas suffisant. Les deux parties opposées sont finalement arrivés à un accord à l’amiable : les affiches furent retirées et un don fait au Secours catholique.
Selon les accusateurs catholiques, on est ici dans le cas d’une captation d’un patrimoine symbolique cher à des millions de croyants, pour des buts exclusivement commerciaux et mercantiles. Il peut certes y avoir détournement et profanation du religieux (surtout sous sa forme historique), mais pas à n’importe prix. Il s’agit cette fois d’un symbole central de la foi chrétienne qui fonde la pratique liturgique et eucharistique de l’Eglise. La ligne rouge a donc été franchie. Dans un article paru dans Le Monde (7 février 1998), le cardinal Lustiger pose des questions aux « Fils de pub » qui « bafouent les images que porte l’Eglise depuis sa fondation et à travers les siècles ». A côté de l’argument lié à la tradition artistique au service de la pratique liturgique (« Ce Christ volé de lui-même, cette Eucharistie piétinée par la dérision »), on trouve la dénonciation du système financier et commercial sur lequel la publicité repose : l’argent est aujourd’hui roi, il justifie tout. Il ne s’agit pas, selon Lustiger, de s’opposer à la liberté de la création artistique, mais surtout et d’abord au pouvoir de l’argent. Dans un débat entre Hervé Brossard, patron de l’agence DDB France, et l’évêque Bernard Lagoutte, alors secrétaire général de la Conférence des évêques de France et secrétaire de l’association Croyances et Libertés , celui-ci défend une position plus nuancée, mais ferme. Le patrimoine religieux n’est pas réservé à l’Eglise catholique, mais la liberté d’expression ne doit pas être à sens unique : « Nous respectons le travail des publicitaires (...) Il ne s’agit pas, bien entendu, d’interdire le recours à des images religieuses (...) Nous appelons simplement à une certaine éthique ». La représentation de la Cène n’est pas irrespectueuse, convient-il. C’est le rapprochement entre l’image et le slogan, qui fait problème. Car le slogan laissait entendre que la nouvelle Golf était le nouveau Messie.
Je soulignerai les points suivants sur cette affiche et la polémique qu’elle suscita :
- L’Eglise catholique ne considère pas la peinture de Vinci comme un chef d’œuvre universel, à la disposition de tous : Elle n’est pas d’abord pour elle une œuvre d’art, elle est une image chrétienne. Une analyse esthétique et historique la Cène de Vinci montre toutefois qu’une double lecture de cette oeuvre - religieuse et profane - est possible, et cela dès l’époque de sa création.
- L’imaginaire religieux utilisé par Vinci, puis par les créateurs publicitaires appartient à la Bible, laquelle est revendiquée comme source fondatrice de toutes les Eglises chrétiennes, non de la seule Eglise catholique romaine.
– Visuellement, la reprise de la peinture de Vinci ne pose de problème particulier à personne. Sa réinterprétation est tout ce qu’il y a de plus sage et décent. C’est son utilisation dans un média au service d’une idéologie marchande qui pose problème. L’ampleur de la campagne publicitaire (son coût ; le nombre et les dimensions des affiches) est un élément qui influe dans l’évaluation du motif.
– La sensibilité liturgique influe certainement dans la réception du motif : on peut comprendre que l’Eglise catholique, dont la messe est centrée sur la célébration eucharistique, soit plus sensible que d’autres Eglises chrétiennes, moins sacramentelles, au détournement de cette représentation artistique.
– Du fait de sa popularité et de son omniprésence imposée, la publicité est un média beaucoup plus sensible aux mouvements d’opinion que l’art contemporain. La publicité impose un regard beaucoup plus conventionnel et stéréotypé que la création artistique , où les déviations et parodies sont plus courantes, et surtout plus provocantes.
– J’aurais pour ma part tendance à défendre une double liberté. La liberté des créateurs d’utiliser une symbolique qui est autant culturelle que religieuse, et qui peut même, à l’occasion, rappeler et populariser une symbolique chrétienne largement oubliée par un public déchristianisé. Mais aussi liberté pour les Eglises de réagir quand ils se sentent ridiculisés ou agressés. Non en interdisant ou censurant, mais en interprétant l’interprétation.
– Mais comment se faire entendre sur la place publique quand on n’a pas les moyens de s’acheter des panneaux publicitaires pour des millions d’Euros ? L’un des arguments avancés par un responsable catholique sonne vrai. Dans la société marchande d’aujourd’hui, on ne se bat pas à armes égales. Les Eglises, constituées sur le modèle associatif, n’ont plus les moyens de s’exprimer sur le même terrain que celui des multinationales.
Une critique de l’utilisation du religieux par les publicitaires est donc nécessaire ; mais elle me semble être surtout fondée quand elle repose sur des critères éthiques. C’est moins l’image qui est en cause, que le système commerçant et financier à l’origine de la production et de la diffusion de ces images.
Sept ans plus tard, en février 2005, revoilà le même motif et les mêmes réactions. Les créateurs de prêt-à-porter Marithé et François Girbaud se sont inspirés de la Cène de Léonard de Vinci pour une publicité. Pourtant leur publicité est beaucoup plus discrète que celle du constructeur automobile allemand : elle est peu visible (elle n’a pas fait l’objet d’une campagne massive et omniprésente), aucun slogan ne l’accompagne, le logo de la marque est discret. Le cadre architectural soulignant l’attitude hiératique du Christ est absent ; le pain et le vin (suggéré par un simple gobelet) ne sont pas devant le Christ mais sur le côté. La table est d’un design moderne, sans nappe blanche et sans pied.
Seule innovation, certainement à l’origine des protestations : les personnages - le Christ comme les disciples - sont, à l’exception d’un seul, des femmes. La femme en Christ ainsi que les femmes disciples sont sobrement vêtues. Seul le disciple homme, prenant la place de Jean dans la peinture de Vinci, est torse nu, et a une attitude lascive et ambiguë, assis à moitié sur la table, à moitié entre deux femmes. La publicité est donc très "tendance", jouant sur des connotations à la fois religieuses et sensuelles.
Là encore l’association Croyances et Libertés proteste et intente une action en référé auprès du tribunal de grande instance de Paris, lequel s’est prononcé le 10 mars 2005 pour l’interdiction de l’affiche. « L’injure faite aux catholiques apparaît disproportionnée au but mercantile recherché », affirme le tribunal. Au nom de la conférence des évêques de France, le tribunal des référés de Paris juge que l’affiche constitue « un acte d’intrusion agressive et gratuite dans le tréfond des croyances intimes », tandis que le Maître Thierry Massis, défendant les intérêts de l’épiscopat juge la démarche « blasphématoire », et parle de « dérision », de « dévoiement », « d’utilisation mercantile d’un acte fondateur ».
Cette interdiction est ensuite confirmée par la cour d’appel le 31 mars 2005. Avenue Charles de Gaulle à Neuilly, seul lieu où la publicité se trouve affichée sur un panneau publicitaire géant, une bâche de 40 x 11 mètres a été déployée devant la publicité. Liberté est laissée à la presse de diffuser ou non l’affiche, mais Ouest-France et plusieurs autres journaux refusent de l’imprimer dans ses pages.
Selon Muriel de Lamarzelle, directeur de communication de l’entreprise Girbaud, le but était d’abord de faire une belle affiche avec un contenu symbolique fort : « L’artiste, Brigitte Niedermaier, a apporté tout son talent au traitement de cette image qui nous est demandée aujourd’hui par des écoles d’art qui souhaitent travailler dessus » . Il s’agissait d’abord de traiter une publicité à la manière d’une œuvre d’art. Le créateur et l’entreprise auraient en outre pris soin de ne choquer personne, en habillant les personnages de manière volontairement sobre et sage. Mais il est vrai que la féminisation des personnages avait pour intention d’interroger la société et sans doute aussi l’Eglise sur la place de la femme : « Sur ce visuel (...) les femmes ont une vraie place et l’homme ne cache pas sa fragilité. Que serait devenu le monde si elles avaient eu une vraie place il y a 2000 ans ? ». Enfin, disent les concepteurs : « Nous avons repris un tableau qui appartient au patrimoine mondial culturel en prenant soin de ne pas y faire figurer de signes symboliques religieux » (il n’y a en effet dans la publicité ni croix, ni auréole, ni calice, ni hostie, ni habit liturgique).
A la référence artistique ancienne, s’ajoute de surcroît une référence littéraire, contemporaine de la publicité : en traitant l’apôtre Jean en homme au milieu des disciples femmes, les créateurs ont inversé lla problématique traitée par le best-seller littéraire Da Vinci Code, de l’écrivain américain Dan Brown. Dans le Da Vinci Code en effet, l’apôtre Jean est traité en femme, et représenterait Marie-Madeleine, épouse du Christ. Ici il est un homme au milieu d’une assemblée de femmes.
– Par rapport au scandale précédent, on note la même prétention de l’Eglise catholique visant à s’approprier un double héritage, culturel et religieux. Mais avec une fermeté grandissante : deux arguments invoqués pour la condamnation de la publicité Volkswagen n’ont pas lieu d’être ici : la présence d’un slogan pouvant ridiculiser la pratique religieuse (chez Girbaud, il n’y en a pas), et l’ampleur de la campagne publicitaire (il n’y eut qu’un seul affichage de rue à Neuilly, les autres visuels devant être relayés par la presse).
– Le débat semble s’être déplacé du terrain théologique au terrain juridique : là où prévalait en 1996 une argumentation sur l’héritage du christianisme, sur le statut et la nature de l’art religieux, sur l’utilisation possible d’une symbolique religieuse dans l’espace publique, prévalent maintenant des arguments faisant appel à l’autorité et à la morale de l’Eglise catholique.
– Pas plus que dans le cas précédent, cette Eglise n’a pris en compte les réactions possibles d’autres Eglises chrétiennes, ni même demandé l’avis de ses propres membres. Elle se pose toujours comme le seul détenteur d’un patrimoine religieux fondé sur des textes bibliques qui nourrissent la piété de toutes les Eglises.
– La publicité est l’objet d’un conflit d’interprétations : certains y voient des débordements sensuels, là où d’autres ne perçoivent que de vagues allusions. Pour d’aucuns la publicité est l’expression d’un mauvais goût à l’opposé de la création artistique, tandis que pour d’autres, elle exprime parfaitement les tendances de la création artistique contemporaine : le style allusif, la sensualité latente, la féminisation des personnages, le mélange d’une esthétique baroquisante (la pose des personnages) et d’une esthétique de l’épure (le fond gris, la table en métal).
- L’évaluation que l’on propose de cette création publicitaire dépend finalement du statut que l’on accorde à la publicité en général : est-elle une entreprise de manipulation au service d’une logique commerciale toute puissante ? Ou au contraire l’un des moyens d’expressions et de financement de la création contemporaine ?
Personnellement, je ne peux que regretter que l’on n’utilise pas ces images de rue et cet art qui s’inspirent du christianisme, pour redécouvrir, par le biais de la culture contemporaine, non seulement l’art occidental, mais aussi la puissance symbolique des récits bibliques . Les publicités s’inspirant du christianisme sont de niveau inégal. Mais en général les trop médiocres s’éliminent d’elles-mêmes, et deviennent rarement publiques. La publicité Volkswagen est moins élaborée que celle des Girbaud, mais aussi plus adaptée au grand public. La publicité Girbaud peut aussi être lue comme une création artistique autonome ; elle a donc aussi un message esthétique à faire valoir pour lui-même. Quant à la photo de Renée Cox je la considère comme une authentique confession de foi, car la foi est autant une conviction qu’une militance.
Jérôme Cottin