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Réflexion

La Réforme et les images. Origine et actualité (1)

Le protestantisme est-il une religion sans images ? Il me serait facile de démontrer que oui, aussi bien à partir de témoignages historiques sur l’iconoclasme que de citations des réformateurs et théologiens contemporains. Luther, pour lequel « le Royaume de Dieu est un royaume de l’ouïe et non de la vue », et Bonhoeffer qui affirme que « le Christ est parole, et non pas couleur, forme, pierre », disent la même certitude : la foi biblique est toute entière contenue dans le croire, et non dans le voir.

Cette conviction, classiquement affirmée par l’ensemble des traditions protestantes, n’est pourtant pas celle que j’exposerai aujourd’hui. Non parce que je n’y souscris pas. Elle est, d’une certaine manière, constitutive de l’identité protestante, si ce n’est même chrétienne. Mais elle ne me semble pas rendre compte des déplacements récents de la théologie protestante contemporaine qui, sans réintégrer complètement l’image, sans la mettre au centre de la foi, la repense dans son rapport avec la Parole. Plutôt que d’insister sur une relation d’exclusion, cette théologie cherche à établir une relation critique et féconde entre eux. Une relation critique, car Parole et images ne seront jamais sur le même plan : la première est véhicule de la Révélation, la seconde non. Mais relation féconde, car Parole et images entrent aujourd’hui facilement en dialogue, aussi bien dans la pensée et le témoignage de Dieu que dans le processus de la communication moderne.

Je vous propose d’examiner cette relation critique et féconde entre la Parole et les images d’un double point de vue. Historique d’abord, en mettant en lumière quelques événements et écrits marquant qui ont accompagné - et parfois relativisé - les relations conflictuelles entre la Réforme et les images. Je ferai ensuite un saut rapide dans notre époque contemporaine, pour faire le même travail de repérage dans la théologie protestante contemporaine. J’aimerais terminer visuellement, en mentionnant - à défaut de pouvoir visualiser - quelques témoignages visuels qui ont accompagné la diffusion de la Réforme.

I - La critique de la Réforme

1) L’iconoclasme : une révolte sociale et une révolution symbolique

L’iconoclasme, ce mouvement de destruction, d’éloignement ou de mutilation des images, statues et objets de culte, a bien souvent accompagné, parfois précédé, parfois suivi, la propagation des idées de la Réforme. Avec l’iconoclasme, on sort des idées et des écrits, pour aborder un domaine très concret qui touche à des objets ; objets parfois très éloignés de ce que l’on appelle aujourd’hui des images.

Cette constatation me permet de poser une première affirmation : l’iconoclasme ne s’en prenait pas d’abord à l’image en tant que telle, au processus de figuration, à l’objet esthétique, mais à l’image en tant qu’elle était l’expression d’un pouvoir contesté et rejeté. Il s’agissait d’abord de détruire les symboles d’un ordre ecclésiastique honnis, et non d’effacer toute trace du visible. Par exemple, le Christ bénissant qui se trouve sur le trumeau de la cathédrale de Bourges n’a pas été détruit ; les huguenots se sont contentés de mutiler sa main droite bénissant, mais n’ont pas touché à sa main gauche tenant le Livre. Plusieurs études récentes, sur l’iconoclasme en France et en Suisse ont insisté sur son aspect essentiellement politique : de même qu’après la chute du mur de Berlin en 1989 les peuples nouvellement émancipés de la tutelle soviétique ont détruit, piétiné, démonté les symboles du pouvoir communiste, de même les populations révoltées contre un système d’exploitation qui reposait sur la fabrication et l’entretien d’objets de dévotion qui coûtaient cher au peuple ont détruit symboles les plus visibles du pouvoir contesté. Le cas de Zürich est exemplaire, puisque c’est sur la pression du peuple - et pour lui couper l’herbe sous les pieds - que le Conseil de la ville, politiquement affaibli par la mort successive de deux bourgmestres, dut se résoudre à publier un décret ordonnant la destruction des Götzen, des idoles. Celle-ci se fit en le 20 juin et le 2 juillet 1524 derrière les portes fermées des Eglises, afin d’éviter précisément que le peuple ne participe à cet acte libérateur. A l’inverse, mais selon une même logique politique, si Luther a quitté précipitamment sa retraite de la Wartburg en mars 1523 pour s’opposer aux actes iconoclastes de Carlstadt, c’est qu’il avait absolument besoin du soutien politique du Prince-Electeur de Saxe Frédéric le Sage, grand collectionneur de reliques et d’objets religieux.

Révolte politique, l’iconoclasme fut aussi une « révolution symbolique », pour reprendre l’expression d’Olivier Christin : il exprimait le passage d’un monde à un autre, d’une conception médiévale et magique, à une conception plus savante du sacré et de sa représentation. Plusieurs historiens ont relevé que l’iconoclasme était une sorte d’idolâtrie inversée : on s’attaquait d’autant plus facilement aux images qu’on leur attribuait encore un pouvoir sacré. Il s’agissait de vérifier que les images soient vraiment des idoles, et non des personnes réelles. Il fallait le vérifier, parce qu’au fond on n’en était pas tout à fait sûr. Ainsi on piétinait des hosties consacrées pour voir si elle saigneraient ; on les donnait à manger aux chiens pour voir s’ils s’écrouleraient morts ; on coupait le nez et les oreilles, les mains des statues pour qu’elles ne puissent plus respirer, entendre, agir. On faisait subir aux statues des mutilations que l’on opérait sur des personnes réelles, sans parfois bien distinguer entre l’une et l’autre tellement, dans la conception médiévale populaire, l’image (peinte, mais plus encore sculptée) était le double vivant de ce qu’elle représentait. On ne faisait pas de différence entre le signe et la chose.
L’iconoclasme protestant pourrait ainsi bien être paradoxalement l’une des dernières manifestations de l’idolâtrie combattue. Une conclusion s’impose alors : une attitude libre et responsable vis-à-vis des images implique non leur destruction ou leur éloignement, mais leur sereine acceptation. Ce fut du reste l’attitude de Luther.

2) Luther : l’image sans l’esthétique

Le réformateur de Wittenberg se méfia d’abord des images, dans la mesure où il voyait en elles les supports d’une théologie des mérites et des oeuvres qu’il combattait absolument. Ses 95 thèses d’octobre 1517 furent toutefois essentiellement centrées sur le trafic des indulgences, non sur les images et encore moins sur la représentation de la foi en images. Il faut dire qu’il n’a guère le temps de s’intéresser à la question, secondaire dans le contexte de la Réforme naissante, des images. Un incident historique l’oblige toutefois à prendre position : tandis qu’il est réfugié en secret dans le château de la Wartburg (il en profite alors pour traduite le Nouveau Testament en langue vulgaire), il apprend que des troubles iconoclastes, fomentées par son ancien disciple Andreas Carlstadt, ont lieu à Wittenberg. Ces événements risquent de mettre en péril l’avancée de la Réforme en lui faisant perdre le soutien du Prince-Electeur Frédéric le Sage (grand admirateur de Luther, mais aussi grand collectionneur de reliques). Il quitte alors sa retraite forcée, arrive à Wittenberg et prononce en mars 1522 une série de prédications sur les images (prédications de l’Invocavit). Dans ces prédications, prononcées dans l’urgence de l’événement, il prend clairement position pour leur maintient en place, à condition que l’on cesse de les adorer. Il défend en outre leur neutralité : les images ne sont ni bonnes ni mauvaises ; elles sont des adiaphora, c’est-à-dire qu’elles ne relèvent pas des questions de foi. On peut être libre de les utiliser ou non, comme on peut être libre de se marier ou non. L’important est d’en faire un bon usage. Luther est pragmatique et pastoral dans son raisonnement : on peut faire un bon ou un mauvais usage du vin ou des femmes, dit-il, ce n’est pas une raison suffisante pour les interdire. Il en va de même pour les images.

A partir de 1525, Luther se préoccupe d’avantage de pédagogie, de la transmission de la nouvelle foi évangélique. Il veut atteindre le plus grand nombre, et propager l’Evangile partout, y compris dans une population rurale largement analphabète. C’est l’époque où il rédige son Petit et son Grand Catéchismes. Il découvre alors les vertus positives de l’image, son pouvoir de persuasion qui frappe l’imagination et aide la mémoire. Les gens simples et les enfants, dit Luther, « sont plus aptes à retenir les histoires simples quand elles sont enseignées par des images et des paraboles, que quand elles sont enseignées par des discours et des instructions ». Alors que trois ans plus tôt Luther disait des images qu’elles n’étaient ni bonnes ni mauvaises, il découvre maintenant qu’elles sont utiles « pour voir, pour témoigner, pour se souvenir, pour signifier. » Emporté par son zèle évangélique, il voudrait même faire peindre la Bible toute entière à l’extérieur comme à l’intérieur des maisons des riches, imaginant des sortes de panneaux publicitaires avant l’heure. Et il ajoute : « les images sont une prédication pour les yeux ».

Pour être complet, il faut également évoquer l’amitié, puis la collaboration entre Luther et l’un des plus grands peintres allemand de l’époque, Lucas Cranach (l’ancien). Ils étaient liés par des liens d’amitié très profonds, avaient des parrainages croisés et habitaient la même rue, au centre de Wittenberg. On peut parler à ce propos - c’est l’une des thèses personnelles que j’avance - d’une conversion réciproque entre le peintre et le réformateur : Cranach est devenu un fervent disciple de Luther, et le réformateur, au contact de son ami chez qui il faisait imprimer ses tracts illustrés, s’est ouvert au langage de l’art, et particulièrement à celui de la gravure.

Ces témoignages sont suffisamment clairs pour que l’on puisse affirmer que la réforme luthérienne fut, finalement, globalement favorable aux images. Mais avec une limitation importante : les images que Luther prône sont toujours soumises à l’Ecriture, ancillae theologiae, servantes de la théologie. Il s’agit d’images avant tout didactiques et pédagogiques. Elle ne sont là que pour renforcer le pouvoir de persuasion de la Parole, c’est-à-dire du texte de l’Ecriture. Du reste, les images de l’art luthérien sont toujours accompagnées de versets bibliques peints : il s’agit autant d’images d’écritures que d’écritures d’images. La notion d’oeuvre d’art, avec toute la liberté thématique et esthétique que cela implique, lui était une notion totalement étrangère. Luther s’est certes intéressé à l’image, mais il est resté indifférent à l’art.

3) Zwingli et Calvin : l’esthétique sans l’image

Par rapport à Luther, Zwingli et Calvin font de prime abord pâle figure. Non seulement ils n’ont jamais rien écrit de positif sur l’image religieuse, mais ils ont été soit acteurs (Zwingli) soit témoins (Calvin) d’un iconoclasme virulent. Contrairement à l’Allemagne, la Réforme en Suisse ne peut pas non plus s’enorgueillir d’avoir intéressé - et encore moins suscité - des artistes de renom. Au contraire : Holbein le Jeune a quitté Bâle pour aller travailler en Grande-Bretagne, tandis qu’à Berne un artiste brillant, Nicolas Manuel, renie sa vocation artistique pour se consacrer entièrement à la cause de la Réforme.

Il n’y a donc pas plus ennemis des arts que ces deux réformateurs. Peux eux, l’image religieuse n’est rien d’autre que l’idole dénoncée par les prophètes bibliques.

Il ne faudrait toutefois pas trop insister sur cet aspect négatif du rapport des réformateurs suisses et français à l’image, pour les raisons suivantes, que j’énonce brièvement :

 L’image qu’ils dénonçaient n’était pas l’image moderne, renaissance, humaniste, contemporaine de leur époque, mais l’image de dévotion médiévale qui était de toute façon déjà condamnée à disparaître. Sur cette question, les réformateurs menèrent un combat d’arrière garde : ils se confrontaient à une image qui était déjà marginalisée dans le corps social, même si elle subsistait encore, quoique de manière de plus en plus périphérique, dans le corps ecclésial. On en a une preuve avec la fin de la production des grands retables qui a précédé, et non suivi, l’introduction de la Réforme. Il a manqué de surcroît à Zwingli et Calvin de côtoyer un Cranach ou un Dürer, c’est-à-dire une grande figure artistique de la Renaissance qui aurait produit sous leurs yeux des images non idolâtres.
 Le refus des réformateurs suisses par rapport aux images n’était que la conséquence d’un refus plus fondamental, sur lequel ils concentraient toute leur attention, celui du sacrifice eucharistique de la messe. Ils ne faisaient pas vraiment la différence entre image et sacrement, la première n’étant que le prolongement du second. Dans la mesure où ils refusaient le réalisme sacramentaire, il ne pouvaient que rejeter sa transcription esthétique dans le réalisme plastique. La théologie et la pratique ecclésiale de la fin du Moyen Age avaient d’ailleurs tout fait pour brouiller les frontières entre images et eucharistie, la première n’étant souvent que la transcription visuelle de la seconde (avec par ex. le thème iconographie de la messe de St-Grégoire).
 La pensée de Zwingli sur les images est moins radicale qu’on ne le pense, quand on la situe dans les faits. Zwingli a pensé cette question dans l’urgence, sous la pression populaire (il siégeait au Grand Conseil de la ville quand fut prise la décision d’éloigner les idoles des églises). Il était contre toute participation humaine à l’expression du divin. Mais de manière plus personnelle, il lui est arrivé de confier qu’il était ami et admirateur des arts : « Il n’y a pas plus grand admirateur de tableaux, de statues, et d’images que moi » ; on sait qu’il était un grand musicien. Il savait donc faire, lui aussi, la différence entre image et idole. Du reste, il n’a jamais interdit les vitraux dans les églises, car il avait remarqué qu’on ne les adorait pas. Sa mort précoce, sur le champ de bataille (à Cappel, en 1531 ), fait que sur cette question - comme sur d’autres - il n’a pas pu développer une pensée systématique sur laquelle on pourrait légitiment s’appuyer aujourd’hui.
 Calvin est à certains égards plus radical que son aîné de Zürich : il n’admet pas les vitraux, aucune représentation, même humaine, du Christ, et souligne que l’interdit des images du Décalogue, dont il fait le second commandement, a une valeur exemplaire : toutes les images sont interdites par le Décalogue, et non les seules images adorées (ce que contredirait Luther). Mais sur ce point Calvin n’a pas toujours été d’une clarté exemplaire. On ne sait parfois pas très bien si toutes les images sont interdites, ou seulement celles qui ont un caractère idolâtre. Il admettait un art séculier - peintures historiques et paysages - en dehors des églises. Il dira même que « l’art de tailler et de peindre sont dons de Dieu ». En revanche, on sait que sur la question du sacrement, Calvin est plus modéré que Zwingli, et ne s’oppose pas absolument à un réalisme sacramentaire, à condition que ce soit l’Esprit - et non le prêtre - qui soit l’acteur principal.

Ce n’est pas tout. A ces considérations qui relativisent un strict iconoclasme théorique (accentué par la suite dans la tradition calviniste), s’ajoute un découverte de taille : les écrits du Réformateur de Genève contiennent une ouverture esthétique indéniable, une esthétique ouverte à Dieu.

Pour Calvin, Dieu dans toute sa Gloire ( Soli Deo Gloria, est le thème principal de la pensée de Calvin) ne peut être que beau. Prenons la peine de lire attentivement les écrits de Calvin, en particulier son Commentaire des Psaumes et l’Institution chrétienne, le livre qui l’a accompagné toute sa vie. On découvre chez lui une esthétique théologique très développée, moderne même, et qui n’a pas son pareil chez les autres réformateurs. Si l’image est totalement niée, en revanche le sens de la vue est très développé dans l’Institution : pour Calvin l’homme qui écoute est aussi un homme qui voit. On a ainsi l’élaboration d’une nouvelle image, mais il s’agit d’une image mentale, abstraite, spirituelle.

Calvin pense la beauté, et l’articule à sa vision de Dieu, un Dieu glorieux, créateur, spirituel, céleste. La beauté est l’une des attributions du Dieu invisible, et fait intégralement partie de son geste créateur : « En créant le monde, il (Dieu) s’est comme paré, et est sorti en avant avec des ornements qui le rendent admirable, de quelque côté que nous tournions les yeux ». Commentant le Psaume 104, Calvin fait de la contemplation de Dieu le signe de la rencontre du croyant avec lui : « Même si Dieu est invisible, sa gloire est quand même visible. Quand il s’agit de son essence, il habite certes une lumière inaccessible ; mais aussi longtemps qu’il rayonne sur le monde entier, cette gloire est le vêtement dans lequel nous apparaît quand même d’une certaine façon visible celui qui en lui-même était caché ». Le réformateur de Genève nous invite donc à voir Dieu dans l’écoute de sa Parole et dans la contemplation d’une création sauvée par sa seule Grâce : « Ouvrons les yeux et nous serons tout confus » dit-il, avant de nous inviter à voir les signes de la Grâce de Dieu autour de nous et en nous.

La beauté de Dieu est, enfin, orientée vers la vision glorieuse du Royaume à venir. L’esthétique, chez Calvin, ouvre à l’eschatologie. Aussi ne sera-ton pas étonné de trouver encore des références à l’image spirituelle quand Calvin parle de la résurrection. Le Royaume de Dieu, dit-il est une réalité tellement merveilleuse qu’on ne peut en parler que par un langage d’images ; « quasi développé en figures », dit-il. Et il ajoute : « C’est pourquoi les prophètes, parce qu’ils ne pouvaient exprimer en paroles cette béatitude spirituelle dans sa substance, l’ont décrite et quasi dépeinte sous des figures corporelles ».

Il y a donc un paradoxe fondamental chez Calvin : l’image est refusée dans sa plasticité même, mais elle est spirituellement revendiquée comme pouvant, mieux encore que la Parole, exprimer la Gloire de Dieu et l’attente du Royaume à venir.

Les positions des deux réformateurs sont donc complémentaires : Luther revendique une image privée d’esthétique, et Calvin une esthétique privée d’image. En se fondant sur la pensée des deux réformateurs, on peut donc facilement esquisser une esthétique théologique fondée sur l’Ecriture.

II - La redécouverte contemporaine

La Réforme était moderniste quand elle refusait de penser les images. Aujourd’hui cette attitude est devenue passéiste, propre à l’incompréhension et de surcroît inefficace. Le protestantisme a pris conscience de ce décalage. Il est en train d’opérer un recentrage considérable concernant les images et plus largement tout ce qui appartient au symbolique et à l’esthétique. Il ne s’agit pas de se crisper sur des certitudes ou des faits passés, ce qui serait contraire à l’exigence protestante d’une pensée et d’une Eglise semper reformanda, toujours en train de se réformer. Il ne s’agit pas non plus d’accepter dans un enthousiasme naïf, au nom de l’efficacité et de la modernité, les nouvelles techniques et les nouvelles images médiatiques. Le courant dit « évangélique » du protestantisme utilise en effet trop facilement le pouvoir de fascination des images médiatiques pour asséner une vérité.

Il s’agira plutôt, pour la théologie contemporaine, de penser l’image en la confrontant d’une part au monde de la Bible et au monde d’aujourd’hui à partir d’une véritable démarche herméneutique. On s’inspirera pour cela de la pensée du philosophe protestant Paul Ricoeur, qui fait de la métaphore le lieu d’une création de sens renouvelée.

Je me bornerai ici à indiquer trois lieux principaux de ce dialogue constructif et critique entre le protestantisme et les images.

1) La narrativité biblique : l’image rhétorique fait sens.

Longtemps, l’exégèse et la théologie biblique ont été dominées par les deux principales méthodes d’analyse que sont la lecture historico-critique, et la lecture sémiotique (ou structurale) des textes. Ces méthodes d’approche de la Bible restent valides. Mais elles ne sont plus les seules et surtout, elles sont critiquées par leur aspect trop rationnel. Certains textes résistent à ces méthodes qui reposent sur le savoir, l’intellect, la réflexion critique, les connaissances historiques, linguistiques ou philologique. Une autre approche, dite narrative, a vu récemment le jour. Comme la méthode structurale, elle part du texte dans sa globalité et dans son état final Mais elle met en valeur la dimension narrative, poétique et iconique du récit : paraboles et métaphores, visualisation, symboles et figures rhétoriques.

Quand on trouve dans un texte de l’inexplicable, de l’obscur, du symbolique, on ne cherchera pas tout de suite à l’expliquer. On mettra ces expressions et ces situations en relation avec d’autres, avec la conviction que ce que la raison ne peut expliquer appartient à un noyau dur de la foi, à un archaïsme fondamental. Contrairement à Bultmann qui cherchait à démythologiser les textes, on cherchera à mettre en relief leur texture symbolique. On étudiera le texte comme un tableau, en montrant que l’iconicité du récit fait sens. Cette attention renouvelée à l’imaginaire biblique et à l’image linguistique contribue du reste à brouiller un quelque peu les données. On est tenté de passer d’autant plus facilement de l’image littérale à l’image matérielle qu’il s’agit du même mot et que la Bible a également produit des images plastiques. Mais il s’agit de deux types d’images bien différentes qu’il faudrait pouvoir mieux différencier (y compris linguistiquement).

Dans un ordre d’idée un peu différent, l’exégèse biblique est aujourd’hui attentive à l’iconographie qui entoure les textes bibliques, soit que les récits bibliques s’inspirent d’images, soit qu’à leur tour ils soient inspirateurs d’images. L’exégèse s’ouvre à des méthodes non exégétiques pour son travail propre : l’image, plastique cette fois-ci (et non plus simplement métaphorique), devient un élément important de la compréhension et de la réception des textes. Cet appel à l’iconographie se fait à la fois pour un travail en amont et en aval du texte biblique. En amont : plusieurs expressions imagées ou symboliques, dans les Psaumes et ailleurs, ne peuvent se comprendre que si l’on connaît l’iconographie de l’orient ancien. Les auteurs des Psaumes et autres textes bibliques poétiques ont certes refusé l’iconographie païenne qualifiée d’idolâtre, mais en même temps ils ont utilisé certains de ses éléments pour dire la grandeur et l’unicité du Dieu des Pères. Aujourd’hui, l’exégèse s’appuie sur l’iconographie : on ne peut séparer l’étude des textes de l’étude des images.

Il en est de même pour une étude en aval : on s’intéresse maintenant à l’histoire de la réception iconographique des textes bibliques dans le christianisme ancien, médiéval et moderne. Inspiré par des paroles mais aussi des images, le texte biblique devient à son tour inspirateur d’images, producteur d’images multiples, mentales et plastiques. On peut ainsi reconstituer une chaîne d’influence réciproques entre images et récits : les unes nourrissent l’imaginaire des autres.

2) Renouveau symbolique et image catéchétique

La théologie pratique (ou théologie pastorale) s’intéresse à la mise en pratique et à la réception ecclésiale des données de la foi. On ne compte plus, dans la théologie allemande surtout, les ouvrages de théologie pratique qui s’intéressent aux questions d’esthétique, comme si, là encore, l’esthétique devenait un passage sinon obligé du moins souhaité pour la réception pratique et ecclésiale de la pensée théologique. Deux domaines de la théologie pratique sont particulièrement concernés par la redécouverte de l’image.

La sacramentaire, qui s’intéresse à la réception et à la compréhension des sacrements. On redécouvre alors, en théologie protestante, l’importance des deux sacrements dans leur relation à la Parole et dans leur puissance symbolique. On réaffirme que Dieu se donne aux humains d’une double manière : par la Parole et par les sacrements. La conséquence pratique en est une revalorisation du sacrement de la Cène dans le culte protestant, mais aussi des gestes et des signes. Cette redécouverte de la place centrale des sacrements se fonde par ailleurs sur l’anthropologie biblique qui, loin de dévaloriser le corps, le met en valeur. La théologie protestante - surtout calviniste - a été trop longtemps tributaire d’une vision platonicienne de Dieu et du monde, qui dévalorisait le corps, l’image, le symbole, au profit de la seule idée, de l’abstraction du concept, de la pensée rationnelle.

Certes il ne s’agit pas ici directement de l’image, et il faut surtout éviter de confondre image et sacrement : la première n’est pas la transcription visuelle du second. Théologiquement, image et sacrement participent de deux ordres de réalités différentes. C’est là, me semble-t-il, l’une des grandes différence entre la théologie occidentale et la théologie orientale : alors que l’icône revêt une réalité quasi sacramentaire, l’image religieuse occidentale relève du domaine du langage. Mais justement, si l’image est langage, alors elle participe à ce réseau sémantique qui englobe tous les signes, qu’ils soient visuels ou verbaux. Le symbole, la métaphore, l’analogie, sont des figures sémantiques (et pas simplement rhétoriques) qui concernent aussi bien la parole, l’écriture que l’image. Redécouvrir le symbole c’est s’intéresser au processus de symbolisation d’un langage total, global, qui inclut signes verbaux et signes visuels. On ne peut plus aujourd’hui penser une théologie de la Parole sans inscrire cette Parole/parole à l’intérieur d’une théorie générale des signes.

L’autre domaine est celui de la catéchèse, fondée essentiellement, en protestantisme, sur la découverte et la lecture de la Bible. Or on lit de moins en moins. Comment alors continuer à faire découvrir et aimer la Bible, quand la lecture d’un texte constitue une barrière difficile à surmonter, parfois infranchissable ? Aujourd’hui, combien de personnes ne lisent plus et sont culturellement si pauvres qu’on ne peut pas envisager leur donner la Bible à lire. La réponse semble évidente : il faut transcrire les récits bibliques en images, les adapter à un langage accessible au plus grand nombre. Luther, on l’a vu, avait déjà relevé ce défi, tout en prenant soit de préciser qu’il s’agit d’une adaptation pédagogique, non d’une équivalence dogmatique. Là encore, écriture et images ne sauraient se situer sur le même plan. Avec les multiples tentatives modernes d’adapter la Bible à l’image (de la bande-dessinée à la télévision), on redécouvre la tradition occidentale de la Biblia Pauperum, la Bible des analphabètes et des pauvres.

Un immense champ de créativité et d’étude s’ouvre alors à nous, où il s’agit d’évaluer des pratiques récentes et plus anciennes, de créer du matériel visuel avec toutes sortes d’images, de penser de manière renouvelée les relations entre écriture et représentation, paroles et images, Bible et illustration. Avec, en arrière fond, cette double question. Théologique : peut-on passer impunément d’un texte à une image ? Plutôt que de transcrire la Bible en images, ne vaut-il pas mieux réapprendre à lire le texte lui-même (c’était l’avis de Calvin) ? Esthétique : qu’en est-il de l’autonomie de l’image quand elle est juxtaposée à un texte qu’elle est censée illustrer ? Que reste-t-il de son langage propre ? Quelle est la valeur de l’image illustrée en tant que création artistique ?

3) Etre visible au monde et interpréter le monde visible : les médias et l’art.

Un troisième domaine sollicite le protestantisme et plus largement le christianisme, dans des relations positives et créatrices avec le monde des images, c’est celui de l’art et des médias. Nous sortons là du champ de la théologie, pour aborder celui de la culture et de la communication. Mais dans la mesure où la théologie pense un message qui est communication de Dieu au monde dans un temps et un lieu donnés, elle doit bien, elle aussi, prendre en compte la société contemporaine, sans quoi elle perdrait sa raison d’être. Quelle serait la pertinence d’un message qui ne serait plus entendu que par les seuls énonciateurs ? Or aujourd’hui pour se faire entendre, il faut être visible. Pour que la parole soit entendue, il faut qu’elle soit accompagnée d’images, ou qu’elle en produise. Il n’y a plus de communication moderne possible sans images. Médias et culture artistique font partie de toute communication sociale. Nous touchons là à un domaine multiforme, au croisement entre la pensée et la pratique, la parole et les images, l’histoire et la modernité, les médias traditionnels (écriture, image plastique) et les nouveaux médias (images virtuelle, communication numérique etc...). Un domaine qui pose à nouveau la question de la relation entre foi et culture, entre la théologie et le monde.

Au milieu du 20e siècle, le protestantisme avait pris ses distances avec la culture, sous l’influence du message radical de Karl Barth et de la théologie dialectique. Il fallait séparer clairement Dieu et le monde, le message spirituel de l’Eglise du message culturel des hommes. Mais c’était à une époque où la culture était encore massivement marquée par le christianisme, un christianisme qui s’était trop bien adapté à l’idéologie bourgeoise et libérale de son époque (avant de s’adapter aussi, hélas, à la dictature nazie). Il fallait réagir, en préservant le christianisme de sa mondanisation, en soulignant sa radicale nouveauté, sa force de contestation faces à toutes les idéologies humaines.

On n’en est plus là aujourd’hui. La situation s’est, à bien des égards, inversée. On court le risque d’une marginalisation du christianisme, à cause d’un déficit culturel qui l’habite. Parallèlement, la sécularisation de la société progresse à grands pas. On tente alors de nouveaux dialogues. Comme par exemple, de chercher dans une culture laïque, sécularisée, des traces, des éléments d’une culture chrétienne persistance : cinéma, danse, publicité, théâtre, deviennent de nouveaux lieux de dialogue visant à retrouver des liens entre théologie et culture. Avec, là encore, une interrogation : ces éléments chrétiens dans une culture qui ne l’est plus, témoignent-ils d’un oubli grandissant du christianisme ? (ils seraient alors les dernières traces d’une société qui, autrefois, fut chrétienne mais qui ne l’est plus). Ou alors sont-ils au contraire le signe d’un nouveau dialogue qui se noue entre christianisme et culture, maintenant que la société est en quête de sens et que le christianisme a accepté de ne plus être en situation de monopole ?

Il faudrait encore mentionner les dialogues multiples - sous forme d’études, de commentaires, de publications, de créations et d’exposition, entre la Bible et l’art contemporain, que cet art soit figuratif ou, mieux encore, non figuratif. Un immense défi s’ouvre ainsi à la théologie : continuer - ou parfois renouer - le dialogue avec la création contemporaine ; redécouvrir et redéfinir, 50 ans après l’heureuse tentative de Paul Tillich, une nouvelle théologie de la culture.

Mais ce défi, le protestantisme ne peut le relever seul. Il ne peut faire que cause commune avec les autres confessions chrétiennes et renouer ainsi, au niveau du témoignage confessant et de la présence culturelle, avec la dimension oecuménique inhérente au christianisme.

Jérôme COTTIN