Travailler sur les origines de l’image dans la philosophie européenne fait aussitôt apparaître un problème, et même, dirions-nous, le problème de l’image. Il y a bien d’emblée un problème qui touche à l’image aussi bien qu’à l’art et au beau. Ce qui se joue dans l’image touche à la question de la vérité et de la réalité, c’est-à-dire à l’essentiel.
Ces origines, bien entendu, sont grecques.
1 - En prologue
J’aimerai rappeler l’histoire de Dibutade ou la légende de l’origine du dessin. Une jeune fille désolée de voir partir l’aimé aurait inventé le dessin en traçant sur le rocher les contours de l’ombre portée de celui qui s’en allait. Que le dessin ne soit rien d’autre que la reprise d’une ombre, l’ombre d’une ombre, voilà qui est déterminant pour l’histoire de l’image en Europe [1] On le voit, dans la Grèce antique l’image n’est pas d’abord de l’art, elle peut même n’avoir rien à faire avec l’art ; elle est un substitut de la réalité. Elle la représente moins (la représentation est une autre problématique plus tardive) qu’elle n’en est le pis-aller, l’ersatz, dans le regret de l’absence, les pleurs du deuil, la douleur de la séparation. Il se pourrait qu’ombre, simple ombre portée, elle fût un leurre, un « sophisma », une tromperie, une illusion, un mensonge. Trop souvent elle a fonction de simulacre, de faux-semblant, de trompe l’œil comme la poupée Coppélia. L’image est toujours selon l’expression de Lévinas « sous la menace de la ressemblance ».
2 - Eikon, eidolon, mimesis, quelques remarques philologiques
« Ressembler à » dans la langue archaïque se dit éoikad’où vient le substantif eikon Le verbe déjà m’intéresse qui dit la fragilité de la semblance : « ressembler à », mais aussi « sembler »... il est déjà question d’apparences (évidemment trompeuses au moins potentiellement). « Rendre semblable », « comparer » aussi, mais dans le même mouvement « confondre », puis « imaginer, inventer »... Confusion et feinte. Eikazia qui plus tard veut dire « représenter par une image » signifie également « déduire d’une comparaison » et « conjecturer ». Eikôn désigne l’image, statue ou peinture. Un dérivé tardif - eikonismos - signifie la description, le signalement, et montre le passage à tout autre conception (les stoïciens sont passés par là et toute la science alexandrine).
Eidôlon est un vieux dérivé de eidos : aspect, forme, puis idée, essence, espèce, qui lui aussi signifie image mais toujours avec la nuance de l’irréel comme déjà chez Homère, ou encore chez Eschyle. Lié à pseudos ilsignifie le reflet (Platon). C’est le mot que la LXX choisit pour dire l’idole. Pour Platon faire des images est eidôlopoiein. On connaît dans la LXX et dans le NT eidôlolatrès et eidôlolatria.
Qu’on me pardonne ces arides remarques philologiques, mais elles posent d’emblée la nature fallacieuse de l’image qui est la mimesis, ou imitation.
3 - « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence ».
• J. P. Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence ».
Texte publié dans Image et signification. Rencontres de l’Ecole du Louvre, Paris, La Documentation française, 1983. Repris dans Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, Paris, 1996.
J.P. Vernant rappelle d’abord que du XII° au VIII° siècle, la Grèce ignore l’écriture tout aussi bien que la figuration. Le même mot graphein veut d’ailleurs dire, écrire, dessiner, peindre. On peut donc parler d’un avènement de la figuration en Grèce vers le VIII° siècle. Et même d’une sorte de « création ex nihilo » ! Bien plus, observant le vocabulaire confus et incertain de la statuaire grecque, Benveniste constatait que les Grecs ne possédaient aucun mot spécifique désignant la statue au sens que nous donnons à ce terme. C’est que la notion de « représentation figurée » ne va pas de soi. C’est une catégorie historique qui a mis du temps à s’élaborer. En Grèce une quinzaine d’expressions désigne « l’idole divine ». Au V° siècle seulement apparaisse eikôn et mimêma. Aucun des autres termes n’a de rapport avec l’idée de ressemblance, d’imitation, de représentation figurée au sens strict.
Il semble que dans cette histoire grecque de la représentation figurée, il y ait eu au départ des actualisations symboliques des diverses modalités du divin, et au point d’arrivée des images proprement dites. C’est-à-dire « un artifice imitatif reproduisant sous forme de faux-semblant l’apparence extérieure des choses réelles ». C’est à la charnière des V° et IV° siècles que s’élabore la notion de mimesis. Elle l’est de façon systématique chez Platon qui marque le moment où, dans la culture grecque, le passage est accompli qui mène « de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence ». La catégorie de la représentation figurée est alors bien dégagée dans ses traits propres ; en même temps, elle se trouve rattachée au fait humain de la mimesis, ou imitation, qui en assure le fondement. Ce passage est décisif : « Le symbole à travers lequel une puissance de l’au-delà, c’est-à-dire un être fondamentalement invisible, est actualisé, présentifié dans ce monde-ci, s’est transformé en une image, produit d’une imitation experte qui, par son caractère de technique savante et de procédure illusionniste, entre désormais dans la catégorie générale du « fictif » - ce que nous appelons l’art. Dès lors l’image relève de l’illusionnisme figuratif autant et plus qu’elle ne s’apparente au domaine des réalités religieuses ».
L’idole, le xoanon.
Quel peut être le statut de l’image tant qu’elle n’a pas été rattachée à cette faculté propre à l’homme de créer par l’imitation des œuvres qui n’ont pas d’autre réalité que leur semblance, dont tout l’être est de faux-semblant ? Quelle pouvait être la figure des dieux, ou la figure des morts ? Comment faisait-on « voir » l’invisible ? Car le Grec archaïque s’essayait déjà à cette tentative paradoxale d’inscrire l’absence dans une présence, l’ailleurs dans ce qui est sous les yeux. L’anthropologie religieuse nous apprend que l’« idole » doit à la fois indiquer la distance et permettre le contact. Ce que fait très bien le xoanon, morceau de bois à peine dégrossi en forme dite en pilier, et dont la facture est primitive. [Pausanias au II° siècle ap. J.C signale encore l’existence de telles statues]. Elles ont un caractère xénos et atopos et précisément dans ce qu’elles ont de déroutant, de non-figuratif, elles ont quelque chose de divin, théion ti. En fait ce ne sont pas des images stricto sensu. Elles ne sont d’ailleurs pas faites pour être vues et sont le plus souvent dissimulées aux regards. La contemplation, rituellement réglée apparaît comme un dévoilement d’une réalité mystérieuse et redoutable : « le visible, au lieu d’être la donnée première qu’il s’agirait d’imiter par l’image, prend le sens d’une révélation, précieuse et précaire, d’un invisible qui constitue la réalité fondamentale ». D’où l’importance du contexte rituel. L’idole est inséparable des opérations rituelles qu’on exerce sur elle. Elle et faite pour le rite ; elle n’existe qu’en fonction du rite. « Prise dans le rituel, l’idole n’a pas, dans sa forme plastique, conquis une pleine autonomie ». En fait le xoanon a davantage pour fonction d’attester et de transmettre le lien avec une divinité, et éventuellement les pouvoirs qui lui sont associés, qu’à faire connaître une « forme » divine. « Le symbole ne représente pas le dieu, abstraitement conçu en lui-même et pour lui-même ; il ne cherche pas à instruire sur sa nature. Il exprime la puissance divine en tant que maniée et utilisée [...] ».
L’image, le temple, la publicité.
Jean-Pierre Vernant remarque que ces sacra semblent avoir d’abord été privés, et fait l’hypothèse qu’ils prirent « signification et structure d’image » quand ils passèrent dans le domaine public. Le temple est une demeure, ouverte au public. Et désormais le dieu appartient à la cité tout entière. « En cessant d’être le signe d’un privilège pour celui dont il vient habiter la maison, le dieu révèle sa présence de façon directement visible aux yeux de tous : sous le regard de la Cité, il devient forme et spectacle ». Hedos signifie à la fois le siège de la divinité et la grande statue divine. C’est par son image que la divinité vient habiter sa maison. Réciprocité complète entre le temple et la statue qui l’habite. Cf. l’eidôléion de la LXX. Désormais tout l’ « être » de la statue se résume dans un « être perçu ». « Elle n’a plus d’autre réalité que son apparence, plus d’autre fonction rituelle que d’être vue. [...] Le symbole divin s’est transformé en une « image » du dieu ».
Or c’est la figure humaine qui s’offre à cette émergence de l’image. La figure humaine serait la seule à pouvoir représenter le divin, parce que, de tous les êtres le corps humain a dans sa plénitude quelque chose de divin qui le rend apte à figurer le divin. On pense ici à l’importance des exercices athlétiques, par ailleurs rites religieux, qui élèvent l’homme au rang de héros. La grâce du corps, charis, est ce par quoi transparaît quelque chose de divin. D’ailleurs corrélativement la statue qui représente le dieu, représente aussi le héros ou celui qui a eu une « belle mort ». Elle est « à la place de »... disent les inscriptions. La statue s’applique à ceux- là mêmes - les dieux, les héros et les hommes - dont Platon disait que l’on ne peut en parler qu’en « mythe » : l’image s’apparente au mythe, à la fable, à la fiction. Au 4° siècle Platon admet que l’on puisse ainsi représenter les dieux, les héros et les morts. Ce qu’il n’admet plus, c’est l’évolution de la statuaire dans un sens réaliste, c’est-à-dire illusionniste. Tant que l’art était « maladroit », ou stylistiquement se tenait à distance des êtres de chair et de sang, il était encore possible de figurer l’invisible. Il y avait comme des mar-queurs de la distance, de l’altérité requise. Ce que voit bien J. P. Vernant quand il dit « Pour que l’image prenne la signification psychologique d’une copie imitant un modèle et donnant l’illusion de la réalité au spectateur, il faudra que la figure humaine cesse d’incarner ces valeurs religieuses [...] En dégageant l’aspect proprement humain du corps, la sculpture ouvrait une crise pour l’image divine. Aussi les progrès même de la statuaire devaient-ils pro-voquer une réaction de méfiance dont l’œuvre de Platon nous apporte le témoignage. [...] Ce n’est pas sans susciter l’inquiétude, et la critique, que l’image, cessant d’incarner l’invisible, l’au-delà, le divin, peut se constituer comme imitation de l’apparence ».
4 - Le témoignage fondateur de Platon [2].
Il faut sortir d’une vision assez caricaturale de Platon au sujet de l’image. Elle s’appuie sur la lecture du texte privilégié de la République à l’exclusion de quelques autres. Il est vrai qu’en particulier le début du Livre X critique sévèrement la peinture présentée comme le savoir-faire des images illusionnistes. Plus largement, c’est parce qu’un art, la poésie par exemple est elle-aussi imitative que les poètes (pas tous, mais la plupart [3]) sont comme les peintres chassés de la cité idéale. L’image en effet n’a aucune ressemblance véritable avec ce qu’elle prétend imiter. Déjà au Livre II, et dans un passage qui concerne la nature même des dieux, l’image est dite phantasma - fantôme. Pourtant au Livre VI, Platon évoque la possibilité d’un peintre qui travaillerait sur le modèle divin (500 d-e) [4]). Mais c’est peu après que dans la célèbre allégorie de la Caverne, Platon fait un grand usage des reflets et des ombres pour discréditer notre savoir sensible et toutes les sortes d’images trompeuses qui nous asservissent.
Or on a remarqué que le mot grec pour ombre skia rentre dans la composition d’un procédé pictural - la skiagraphia qui est précisément l’objet des attaques de Platon au Livre X. De quoi s’agit-il ? Vraisemblablement d’u procédé permettant de produire des effets de profondeur grâce à des ombres obtenues par un mélange de couleurs. Ce procédé aurait été en particulier illustré par le célèbre Zeuxis dont on rapporte que les oiseaux venaient picorer les raisins qu’il avait (si bien) peints. La peinture s’est éloignée de ce que Platon appelle le beau (et qui est indissociable du vrai et du bien), pour lui préférer des effets illusionnistes de trompe l’œil. Le peintre est devenu un vulgaire faiseur d’images. Le Sophiste dans un passage peu remarqué [5] traite de cette façon du « drame de l’original et de l’image ». L’artiste, peintre ou sculpteur, est le dernier paradigme pour comprendre ce qu’est un sophiste, parce qu’il est un eidôlon poiètés. L’artiste prétend pouvoir tout produire par un art unique. La peinture est mentionnée comme cet art par excellence. Mais c’est une tentative purement illusionniste, c’est l’art du pseudos, tout juste bonne à tromper des petits enfants et à ébahir les imbéciles. Ce point de vue s’explique par les développements de la mimesis depuis la 2° moitié du V° siècle av. JC. Entre peinture et réalité il y a le plus souvent une simple homonymie (cf. la Pipe de Magritte).
Les arts de la mimesis ne sont pas de simples savoir-faire. En eux se tient une dangereuse énigme. Il est exclu de pouvoir situer l’artiste (le mimétès dans le Phèdre) dans la hiérarchie des activités utiles à la Cité. Tantôt il est rendu capable par un dieu de dire une vérité ou de façonner une beauté « divine », ce qu’aucun artisan ne saurait faire ; tantôt il est un vulgaire charlatan, un illusionniste, un séducteur. C’est que la rectitude de l’imitation, sa conformité au modèle est soit intérieure, soit extérieure, soit de l’ordre de l’intelligible, soit de l’ordre du sensible. Ainsi un discours est beau (et bon) s’il est le fait d’un ami véritable du savoir (le philosophe) et non pas d’un manipulateur d’effets oratoires (le rhéteur, ou pire le sophiste). Le statut ontologique de l’image est extrêmement problématique. Elle est « un entrelacement déconcertant d’être et de non-être, du même et de l’autre » (cf. 329d). L’imitation - la mimesis - est soumise à la hauteur du regard qui soit s’arrête aux apparences extérieures, soit les dépasse. Tantôt arrêté par l’image et s’y laissant prendre au piège, tantôt la traversant vers son modèle, son prototype. Ambivalente, l’image peut servir celui qui est un ami véritable du savoir - et le philosophe recourt à son pouvoir heuristique-, mais elle se prête trop aisément aux manipulateurs d’effets séducteurs.
Platon ne condamne pas l’image (non plus que l’art), mais vérifie à quelle condition l’image (ou l’art) participent de la vérité de l’être : structurellement une image doit être capable de renvoyer à une unité, à un ordre au-delà du sensible désordonné et dispersé dans le multiple. Cela est possible grâce à une proportion ou summetria. « La beauté visuelle est une expression du nombre ». Avec le sculpteur Polyclète, il faut considérer « que le corps humain, comme toute les choses dans le cosmos est à la fois soumis à et expression d’une conception entièrement géométrique du monde » [6].. Aussi Platon distingue-t-il dans la mimétique, l’ « iconique » et le « fantasmatique », i.e. la sculpture et la peinture. Seule la première tient compte de la commensurabilité des rapports et donc du calcul de la summetria. La sculpture est plus vraie que la peinture ! Le faiseur d’eikona se conforme à une summetria idéale, obtenue grâce à la construction mathématique respectant une ratio. Alors que le faiseur de phantasma procède par ajustements empiriques. Quand l’artiste est crédité d’avoir imité la vraie summetria du modèle (le corps humain par exemple - cf. la notion de canon), les représentations qu’il aura ainsi produites seront appelées eikona. S’il altère les mesures du modèle, il ne produit qu’un simulacre ou fantasma. La bonne mimesis est celle qui retrouve les vraies proportions du modèle, et non pas celles qui ont été altérées en vue de satisfaire à un point de vue localisé. Les critiques de Platon ne prennent tout leur sens que resituées dans le cadre de l’évolution que l’art grec était en train de subir et qui, satisfaisant de moins en moins l’âme (« musicienne » au sens de Pythagore, c’est-à-dire mathématicienne), séduisait de plus en plus la sensualité. Platon voudrait qu’un spectateur puisse toujours avoir le regard de l’esprit capable comme en géométrie d’aller au-delà de la figure [7]
[...] [8]
Conclusion
1 - L’image comme ombre - ce thème n’appartient pas seulement à l’Antiquité. Il est remarquable qu’un auteur contemporain comme Lévinas l’ait repris dans sa dénonciation virulente et son rejet de l’artifice du portrait (« La réalité et son ombre », Les Temps Modernes, novembre 1948). Il serait intéressant de reprendre également tout au long de l’histoire de la peinture le goût du trompe-l’œil. Celui-ci revient au goût du jour aujourd’hui. On pourrait aussi se demander quels rapports la problématique du virtuel pourrait avoir avec ces lointaines origines ?
2 - Pourtant l’image n’a fondamentalement rien à voir avec l’art sinon au sens de techné artificieuse. Penser les beaux-arts selon la mimesis n’aboutit qu’à des malentendus et à des contresens : ainsi de Pascal qui jugeait de ce qu’on n’admirait un portrait dont on n’admirait pas l’original que la peinture était un mensonge.
3 - Il conviendrait de poursuivre en travaillant l’image médiévale (Foucault, Les mots et les choses), puis reprendre le thème de la représentation au XVII° siècle.
Geneviève Hébert - 12/11/2007
Geneviève HEBERT