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Réflexion

L’apocalypse dans l’art

IV. L’attente apocalyptique des expressionnistes allemands

Au début du XXème siècle, l’avant garde artistique en Allemagne, que l’on regroupe sous le nom générique d’expressionnisme, mêle attente apocalyptique et expressivité artistique. Des artistes aussi différents que Franz Marc, Vassili Kandinsky, Max Beckmann ou Ludwig Meidner se réfèrent explicitement au thème biblique de l’Apocalypse. Le regain d’intérêt pour l’Apocalypse ne touche donc pas simplement la fin du siècle, mais également son début. La grande tradition de l’art gothique apocalyptique de l’Europe du nord - en particulier Dürer et Grünewald - joue un rôle non négligeable dans cette redécouverte de la force d’expression des lignes brisées, des formes anguleuses et éclatées. Ces artistes, dont un certain nombre est issu de l’Allemagne du Nord, ont lu la Bible et connaissent ses interprétations graphiques. D’autres influences, plus littéraires et plus récentes, se font également sentir, comme le Zarathoustra de Nietzsche ou le poème expressionniste « Fin du monde » (1911) de Jakob von Hoddis, écrits admirés par les expressionnistes. Il faut aussi parler du climat philosophique et social du début du siècle où en réaction à l’idée de progrès du siècle précédent, une interprétation apocalyptique de l’histoire apparaît. Une révolution devait remplacer l’immobilisme de la société wilhelmienne. On attendait la guerre, et on attendait qu’elle fasse disparaître une société bourgeoise sclérosée et figée dans un académisme stérile. Après elle, les biens spirituels qui menaçaient de se perdre seraient rétablis.

Par rapport à l’art médiéval ou renaissant, il ne s’agira donc plus de représenter, « d’illustrer » l’Apocalypse de Jean, même de manière libre et interprétative.

L’Apocalypse devient une source d’inspiration, un mode de pensée mêlant provocation et révolution, qui annonce une nouvelle façon d’agir, de penser, de se comporter, de créer. Les écrits bibliques ne sont plus les référents de l’oeuvre, ils sont une référence parmi d’autres plus profanes. La grande tradition de la peinture chrétienne a depuis longtemps vécu. Pour certains artistes, comme Kandinsky ou Meidner, l’Apocalypse reste toutefois une référence incontournable.

Pour Kandinsky, le thème de l’Apocalypse s’accompagne d’une recherche à la fois spirituelle et esthétique. Pour lui, le spirituel est enfermé dans le réel, et seule une « purification cataclysmique » pourrait l’en échapper. De fait, ses oeuvres entre 1910 et 1913 sont obsédées par des visions de fin du monde qui empruntent à certains éléments de l’Apocalypse de Jean : des ailes d’anges, des trompettes, des cavaliers sont les acteurs de cette fin du monde exprimée par une explosion de couleurs et de formes. La disparition de l’ancien monde finit par coïncider avec la disparition de la représentation figurée. L’apocalypse devient synonyme d’abstraction.

Meidner, peintre de la technique déshumanisante produite dans les mégalopoles modernes, se lance dans une autre voie, plus réaliste. Un tableau que Max Beckmann réalise en 1909, L’effondrement de Messine, (après le tremblement de terre sicilien de 1908) et qu’il voit à la Sécession de Berlin de la même année l’influence certainement. Dès lors Meidner choisira pour ses représentations apocalyptiques l’époque contemporaine plutôt que l’époque biblique. Mais chez lui aussi, la catastrophe n’est pas représentée pour elle même, mais comme signe de ce qui doit arriver : l’irruption d’un monde totalement autre, marqué par la libération et la joie, sorte d’image inversée de ce monde-ci, tourné au contraire vers l’oppression, la guerre et la violence. On ne sait hélas que trop ce qu’il advint de cette attente apocalyptique, qui se réalisa à partir de 1914 bien au-delà de l’explosion de violence et d’horreur imaginée par ces peintres. Les peintures de Meidner étaient tragiquement prophétiques.

Les « paysages apocalyptiques » de Ludwig Meidner

En novembre 1912 Meidner présenta lors d’une exposition collective à la galerie Der Sturm à Berlin 15 toiles (aujourd’hui perdues), dont 6 représentent des paysages apocalyptiques, quoiqu’une seule de ces toiles ait été appelée ainsi. Il exprime de manière explicite par ces paysages dévastés l’inquiétude et la fragilité de l’Allemagne de l’époque. Il continuera à travailler ce thème les années suivantes. Il lui arrive de se représenter à l’intérieur d’un paysage apocalyptique urbain pour signifier que le chaos peint derrière lui n’est que le reflet de son angoisse mentale : on glisse alors d’une représentation de la violence extérieure à l’évocation d’une détresse intérieure. La vie urbaine, surtout celle des faubourgs et des banlieues, devient son thème privilégié, reflétant les passions et les contradictions humaines.

A l’approche de la première guerre mondiale les images apocalyptiques de Meidner sont de plus en plus reliées à l’imagerie militaire. Pendant les années de guerre, le désespoir de ses représentations apocalyptiques se fait écrasant. Au moment où les visions personnelles de l’artistes sont confirmées par la réalité historique de la guerre et de son cortège d’horreurs, Meidner semble incapable de traiter le sujet autrement qu’en termes bibliques. Son dernier tableau de la série des paysages apocalyptiques, intitulé Le jugement dernier (1916), montre des âmes perdues qui s’accrochent désespérément l’une à l’autre, tandis que de grandes vagues d’énergies traversent un paysage menaçant.

Il a dit...

«  Et Zarathoustra répond :
Malheur à cette grande ville ! - Et je voudrais déjà voir la colonne de feu qui l’incendiera ! Car ces colonnes de feu doivent précéder le grand midi.
 »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Jérôme COTTIN

Pour poursuivre...
Figures du moderne. L’expressionnisme en Allemagne, 1905-1914. Dresde, Munich, Berlin. (Catalogue d’exposition du musée d’art moderne de la ville de Paris), Paris, 1992.