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Réflexion

Métaphore et esthétique dans la pensée de Paul Ricoeur (J. Cottin)

Ce texte a fait l’objet d’une intervention orale, lors de la rencontre des facultés de théologie protestante des Universités de Strasbourg et de Heidelberg, les 13 et 14 mai 2011.

1. Une pensée ouverte à l’esthétique

Ricœur n’est pas de prime abord un penseur de l’esthétique. Son intérêt premier est ailleurs : dans l’herméneutique, dans la sémantique, dans l’éthique. Pourtant, on trouve dans sa pensée de nombreux éléments qui vont dans le sens d’une valorisation de l’esthétique : j’en cite quelques uns : - un usage important des différents termes liés au « visuel » ; - une curiosité vis-à-vis du langage de l’art, sous toute ses formes ; - une attention à la forme, et pas simplement au fond ; - parfois, non une analyse mais l’expression de son émotion face au langage de l’art.
Cette dimension esthétique est évoquée implicitement dans le fait que chez lui la signification du signe implique une attention renouvelée au référent. Du coup, il n’y a pas simplement un processus de signification mais de symbolisation, et même de « monstration ».

L’objet premier de la pensée de Ricœur est la question de l’interprétation [1] , ou plutôt des interprétations, dans leurs différences et divergences. Mais son herméneutique est de nature poétique, et par là même ouverte sur l’imaginaire, laquelle est un des fondements anthropologiques de l’image [2]. On pourrait donc mettre en avant, comme moment esthétique premier dans sa pensée, le fait qu’il s’intéresse une poétique qui soit de nature ontologique, car elle concerne l’existence et la place de l’humain : "la poésie est plus que l’art de faire des poèmes, elle est poiesis, création, au sens le plus vaste du mot ; c’est en ce sens que la poésie égale l’habiter primordial ; l’homme n’habite que lorsque les poètes sont "(CI, 456) [3] .

Ce moment esthétique fondateur lié à la poétique du discours, peut-il se traduire concrètement chez Ricoeur par une observation attentive aux œuvres d’art ? S’il n’a pas pensé ontologiquement l’art, Ricoeur a bien été touché existentiellement par le langage de l’art. Il aimait regarder les œuvres d’art. Il en a d’ailleurs commenté ou évoqué certaines. Comment ne pas citer sa très belle méditation face à un autoportrait de Rembrandt qui ouvre le volume Lectures III. Aux frontières de la philosophie ? [4] . Olivier Abel, qui a bien connu Ricoeur – y compris dans l’intimité de sa vie privée - , m’a dit un jour ce témoignage : « Ricoeur ne se nourrissait pas simplement de sources verbales, mais aussi non verbales. Il passait des heures à regarder des images. C’était aussi important pour lui que de lire Kant. Plus encore que les tableaux, c’est la sculpture qui intéressait Ricoeur : il allait voir toutes les expositions, achetait tous les catalogues ».
Dans un texte ancien et peu connu qu’il a écrit alors qu’il était Président de la Fédération protestante de l’enseignement, Ricoeur a insisté sur l’importance de l’œuvre d’art dans l’éducation et l’enseignement [5] .
On retrouve cette importance d’une relation esthétique à l’objet dans cet aveu du philosophe : « la philosophie commence par l’expression de l’art, laquelle n’est pas nécessairement linguistique » (TA, 59).

Je me contenterai - dans le cadre de cette brève présentation faite par un non spécialiste de Ricoeur - de mettre en avant deux moments de cette herméneutique, qui vont en direction de l’iconicité de ce qui fait sens.

2. Le travail visuel de la métaphore

Ricoeur pense la métaphore uniquement à partir de la littérature ; mais d’une part le modèle littéraire tend constamment à s’élargir vers plus que lui-même (du fait de la plasticité des éléments faisant sens dans la métaphore, comme on va le voir), d’autre part la réalité de la métaphore rejoint celle de l’œuvre d’art. On peut dire que l’objet d’art est par essence métaphorique, et même doublement métaphorique : l’objet dit plus que ce qu’il montre, et il dit plus que ce peut dire le langage.
Rappelons, pour commencer, quelques éléments constitutif de la métaphore pour Ricoeur. Le philosophe souligne l’importance de la métaphore pour l’interprétation, dans le processus du sens. Il définit la métaphore, à la suite d’Aristote, comme "le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre (…) d’après le rapport d’analogie" [6] .

Il place ainsi la poétique au dessus de la rhétorique, l’unité globale (phrase, discours) au dessus de l’unité singulière (mot). Sa définition de la métaphore rejoint celle du symbole, qui rassemble deux parties disjointes : "La métaphore tient ensemble dans une signification simple deux parties manquantes différentes des contextes différents de cette signification" [7].

Par ailleurs, la métaphore inclut un moment non verbal, sensitif, visuel : "Si la métaphore consiste à parler d’une chose dans les termes d’une autre, ne consiste-t-elle pas aussi à percevoir, penser ou sentir, à propos d’une chose, dans les termes d’une autre chose ? » (MV, 109).

La métaphore a ainsi une double fonction, signifiante, mais aussi référentielle. Elle a une capacité de redescription [8]. Elle ne se limite pas au discours, mais pointe vers les réalités extralinguistiques : "En comprenant le sens, nous nous portons vers la référence (MV, 119). La métaphore a ainsi le pouvoir « de projeter et de révéler un monde » (MV, 120).

C’est alors tout naturellement que Ricœur en arrive à réfléchir sur le concept de ressemblance. Il examine le rôle de la ressemblance dans l’explication de la métaphore [9] . Pour cela, il emboîte le pas aux sémantiques ouvertes au visuel, à l’iconique. Il reproche ainsi à Le Guern sa « définition négative de l’image, [qui] laisse en suspens l’iconicité même de l’image » (MV, 237), et pose la question : « En quoi l’analogie à l’œuvre dans la métaphore peut-elle être dite sémantique ? » (MV, 238). Il se dirige alors vers une sémantique plus ouverte au visuel, comme celle de Paul Henle , pour lequel « le caractère iconique spécifie la métaphore parmi tous les tropes » (MV, 239). Ricœur cherche ainsi à ancrer l’image (comprise à partir de l’imagination ) dans l’innovation sémantique. Elle fait partie du processus de signification/symbolisation, par le fait même que la métaphore comprend un moment visuel (MV, 254). Il arrive alors à traiter explicitement de la problématique Icône et image (MV, 262-272). L’iconicité est ainsi inséparable de la textualité dans le langage métaphorique :
"Le trait essentiel du langage poétique n’est pas la fusion du sens avec le son, mais la fusion du sens avec un flot d’images évoquées ou excitées ; c’est cette fusion qui constitue la véritable ‘iconicité du sens ‘ (…) le sens lui-même est iconique par ce pouvoir de se développer en images » (MV, 266).

Ainsi la métaphore ne se borne pas à suspendre la réalité naturelle, mais ouvre le sens du côté de l’imaginaire (MV, 267) ; c’est ce qu’il appelle, avec la phénoménologie américaine, a picture thinking, un « pouvoir ‘pictural’ du langage » (MV, 269). Et le philosophe de conclure à la complémentarité de l’image et du sens : « Le non verbal et le verbal sont ainsi étroitement unis au sein de la fonction imageante du langage » (MV, 270). Ricœur envisage alors de quitter la sémantique pour explorer la phénoménologie de l’imagination ; il cite et reprend à son compte cette belle phrase de Gaston Bachelard : « L’image n’est pas un résidu de l’impression, mais une aurore de parole » (MV, 272).

3. La distanciation et le « monde de l’œuvre »

Le second concept que je voudrais mettre en avant dans la sémantique de Ricoeur est celui de distanciation. Cette notion, que la philosophe a pensé uniquement à l’intérieur d’une sémantique liée au texte, pourra être très utile à une réception de l’œuvre d’art plastique : toute la problématique de l’idole, qui a pendant des siècles brouillée une possible réception esthétique de l’image, était en effet liée à un absence de distanciation entre l’objet artistique, le référent et le regardant. Le philosophe Jean-Luc Marion a bien montré cela dans son ouvrage, L’idole et la distance .
Prenant le texte comme objet à interpréter, Ricoeur réintroduit de manière positive la notion de la distanciation. Distanciation nécessaire à toute bonne communication : le texte « révèle un caractère fondamental de l’historicité même de l’expérience humaine, à savoir qu’elle est une communication dans et par la distance » (TA, 102). Cette distanciation crée l’œuvre, en ce qu’elle ouvre à un monde autre que celui de l’auteur ou du lecteur :

la triade discours–œuvre-écriture ne constitue encore que le trépied qui supporte la problématique décisive, celle du projet d’un monde, que j’appelle le monde de l’œuvre, et où je vois le centre de gravité de la question herméneutique (TA, 102).

Ricoeur va alors préciser la notion d’œuvre, et utilisera pour cela des notions qui, tout en étant liées au langage, le dépassent : les Spreech-Acts, ou actes de langage (Austin, Searle). Il s’appuiera sur l’auteur de L’icone verbale (The verbal Icon) : « cet événement n’est pas à chercher ailleurs que dans la forme même de l’œuvre » (TA, 109). Le philosophe parisien élargira alors – mais sans développer ce point - la notion d’œuvre à tout produit humain, donc aussi aux arts :

L’interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale qui constitue l’objectivation de l’homme dans ses œuvres de discours, comparables à son objectivation dans les produits de son travail et de son art » (TA, 110).

Revenons, à l’écriture que Ricoeur n’a en fait jamais quittée. Elle rend le texte autonome à l’égard de l’intention de l’auteur. Cette autonomie de l’écriture, Ricoeur l’appelle, à la suite de Gadamer, la « chose » du texte, ou encore le « monde » du texte. Ils ont une force telle qu’ils peuvent faire éclater le monde de l’auteur (TA, 111). Mais le monde du texte va passer par une sorte de transformation. Ce texte qui a son monde propre, est en effet tendu entre un sens et une référence. Le sens, c’est l’objet idéal, immanent au discours (la langue). La référence, c’est la valeur de vérité, la prétention à atteindre la réalité (le discours) . Que devient la référence, lorsque le discours devient texte ? Elle subit une transformation, ou plutôt un dédoublement : "L’abolition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et par la poésie, est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de second rang" (TA, 114).

Nous sommes au cœur de la question herméneutique : "Interpréter, c’est expliciter une sorte d’être-au-monde déployé devant le texte (…) Ce qui est en effet à interpréter dans un texte c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres (…). Par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne (…) Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel" (TA, 114-115).

Le texte devenu œuvre est la médiation par laquelle nous nous comprenons nous-mêmes. C’est à ce moment que la subjectivité du lecteur entre en scène. C’est la question de l’appropriation personnelle. Mais il est important que cette appropriation vienne après le moment d’objectivation de l’œuvre.

Contrairement à la tradition du Cogito et à la prétention du sujet de se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture (TA, 116).

Là encore, Ricoeur reste lié au texte, mais cette textualité peut en fait s’élargir à toute œuvre de la culture, en tant qu’elle est « le medium même dans lequel seul nous pouvons nous comprendre » (TA, 116). Le texte s’éloigne de moi en tant qu’œuvre, mais en s’éloignant il me rejoint dans ce processus d’appropriation qui m’ouvre à un ailleurs, qui me révèle autre que ce que je pensais être : "Ce que finalement je m’approprie, c’est une proposition du monde ; celle-ci n’est pas derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui, comme ce que l’œuvre déploie, découvre, révèle. Dès lors comprendre, c’est se comprendre devant le texte. Non pas imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste" (TA, 116-7).

4. De la sémantique à l’objet artistique

On a vu que chez Ricœur la métaphore comprend un moment iconique, visuel, dans ce qu’il appelle « le travail de la ressemblance ». Par ailleurs le philosophe parisien valorise constamment les mots qui indiquent un dépassement du seul langage verbal en direction de tout ce qui fait image. Ainsi les mots « iconique », « analogie », « figure », « figuratif », « refiguration », « mimétique », « pensée figurative » . Tous ces concepts sont chez lui fortement théorisés ; on est au-delà de la rhétorique, tout simplement parce que Ricœur lui-même l’affirme. Son souci de réhabiliter le langage de la métaphore participe à sa volonté de montrer les limites d’une approche trop linguistique de la langue. Il montre que celle-ci déborde constamment en direction du référent, que le signe n’est pas séparable de la chose, même si sa compréhension passe par une mise entre parenthèse du référent . Si Ricœur n’a jamais abordé explicitement la question du signe visuel, la sémiologie qu’il utilise indique toutefois qu’il a une conception non strictement verbale de la langue (Benveniste, Frege, Peirce) ; conception qui s’oppose aux linguistes pour qui le mot ou la phrase sont les seules entités signifiantes (Saussure, Greimas). La sémantique de Ricœur semble pouvoir s’adapter à l’image en tant qu’objet esthétique. Pourtant, il a limité méthodologiquement son étude de la métaphore aux récits de fiction, et plus généralement à la littérature, mais sans aller au-delà.

Dans La critique et la conviction, Ricœur pense l’expérience esthétique . A cette occasion, il franchit – timidement il est vrai – le pas en direction des œuvres extralinguistiques . L’œuvre d’art plastique (tableau, sculpture) – essentiellement sous sa forme non figurative - peut être considérée comme une métaphore linguistique. Elle se présente sous forme d’objet qui a les mêmes caractéristiques que la langue : cet art non figuratif – qu’il appelle plutôt « polyfiguratif » "se rapprocherait de certains aspects densifiés du langage, comme la métaphore, où plusieurs niveaux de signification sont tenus ensemble dans une même expression. L’œuvre d’art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore : intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et contenus ensemble" (CC, 259).

Ricoeur revient sur ce point dans un débat philosophique publié sur Internet. A l’interviewer qui constate : « On a pu inerpréter l’œuvre d’art de manière réductrice, comme la réfraction, le produit, le reflet, la mimesis de ce qui existe déjà (…). Il semble que vous soyez plutôt dans la position inverse, celle de la téléologie, où l’œuvre d’art est une fin, un avant, un projet à faire advenir, au sens où l’entend Ernst Bloch » , Ricœur répond : "La métaphore, c’est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l’étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s’effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n’existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques (…). [On peut étendre la notion de métaphore] au-delà du langage, mais aussi au-delà des figures et des styles (…). Bien métaphoriser, c’est avoir un coup d’œil sur la ressemblance. Ce coup d’œil sur la ressemblance donne à lire la ressemblance là où on ne la voyait pas. En somme, elle crée de la ressemblance qu’on ne peut plus ne pas voir " .

Ce parallélisme entre signe verbal et signe visuel pourrait également être établi propos du concept de « refiguration » (ou mimesis III) que nous n’avons pas l’occasion de présenter ici, mais qu’il développe abondamment . Toujours dans le cadre du débat en ligne cité plus haut, le questionneur reformule ainsi la pensée du philosophe : « La ‘refiguration’ [qui] exprime la capacité pour l’œuvre d’art de restructurer le monde du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en les retravaillant de l’intérieur » , Ricœur commente ainsi :

Ce travail n’est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la sculpture ? La possibilité de ‘parler sur’ appartient sans doute au caractère de signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non verbaux et à leur capacité à s’interpréter mutuellement .

5. La possible dimension religieuse de l’œuvre d’art

Il nous reste à aborder un dernier point, qui intéresse celui qui cherche à bâtir une esthétique théologique : le possible rapport de l’esthétique de Ricoeur au religieux. Ricœur, tout en étant ancré dans la tradition chrétienne du protestantisme réformé, ne veut aucunement être considéré comme un philosophe chrétien . Il n’exclut toutefois pas que l’art puisse investir le religieux, et cela de deux manières, explicitement et implicitement.
Implicitement : en définissant l’œuvre d’art selon une « logique de l’excès », il fait de l’expérience esthétique quelque chose de proche de l’expérience religieuse . Quand il affirme :
"L’œuvre opère à l’égard du spectateur ou du lecteur un travail de refiguration qui bouleverse son attente et son horizon » (CC, 263) ou encore : "L’œuvre est comme une trainée de feu, sortant d’elle-même, m’atteignant et atteignant, au-delà de moi, l’universalité des hommes" (CC, 270), il emploie les mots mêmes qui pourraient définir l’expérience religieuse, mystique même. L’art n’est pas un simple divertissement, une imitation, une re-production. Il crée un monde nouveau et nous fait aimer le monde. L’art se situe dans un dépassement du langage, même s’il ne peut – dans un second temps - signifier sans lui. Sur tous ces points, il en va de même pour la foi. Ailleurs, Ricoeur n’hésite pas à parler de « transcendance » de l’œuvre d’art : "La transcendance de l’œuvre d’art s’affirme en opposition à cette utilité [celle des valeurs marchandes] qui, elle, s’épuise dans l’historique. C’est la capacité de transcender l’utilitaire immédiat qui caractérise l’œuvre d’art dans cette capacité de réinscription multiple et indéfinie" .

Ce lien entre expérience esthétique et expérience religieuse peut être exprimé encore plus directement, de manière explicite. Quand Ricœur parle de « l’effet d’entrainement » de l’œuvre d’art, c’est-à-dire sa capacité à nous impliquer, à nous faire agir (d’où sa proximité avec l’acte moral), il utilise un concept biblique, repris (et transformé) par la théologie chrétienne, celui d’« imitation », de Nachfolge. Le bien, comme le beau, sont de l’ordre d’une « Nachfolge » dit-il (CC, 275). Tout en prenant soin de préciser qu’il ne voudrait en aucun cas « cautionner une sorte de confiscation de l’esthétique par le religieux », il conclut : « Entre l’esthétique et le religieux, je dirai qu’il y a une zone d’empiètement » (CC, 276).

Le philosophe bouclera alors la boucle en revenant aux textes bibliques : il quitte le religieux, condition nécessaire pour lui pour faire une véritable expérience esthétique ; mais cette expérience le ramènera à la narration biblique. Le philosophe parisien terminera en effet son évocation de l’expérience esthétique en évoquant le Cantique des Cantique, et en suggérant une lecture qui soit à la fois poétique et religieuse, esthétique et éthique. Ce texte biblique a en effet la capacité d’unir des domaines trop souvent séparés : la beauté du corps humain et la relation à Dieu, l’amour charnel et l’amour spirituel.

Conclusion

La pensée philosophique de Ricoeur, au croisement de multiple disciplines, est fondamentale pour la théologie, ne serait-ce que parce qu’il inclut cette dernière – particulièrement l’exégèse biblique - dans la pensée critique et universitaire contemporaines.
Elle est fondamentale aussi pour ceux qui s’intéressent à l’esthétique, car il réhabilite la gratuité du moment esthétique face à toute raison instrumentale. Ricoeur souligne la dépassement de l’éthique par l’esthétique (qui a le droit d’être a-morale), mais ne la sépare pas non plus de l’éthique, dans la mesure où elle prend sa source dans langage et dans le geste humain (et non en Dieu ou dans le créé en tant que tel).
Cette pensée philosphique est fondamentale enfin, pour celui qui cherche à penser l’esthétique au cœur même de la théologie. C’est en effet une pensée qui relie (relit), selon les deux sens liés aux deux verbes – relier et relire - . Elle relie le langage et l’être, la pensée et l’action, la réflexion et l’émotion, la fond et la forme, la proclamation et la révélation, Dieu et l’humain. Elle relit l’expérience passée à la lumière du présent et prépare ainsi les expérience encore à venir.
Ricoeur poursuit et développe ce qu’avait pensé avant lui un lointain prédécesseur – Jean Calvin - , qui a lui aussi fondé une esthétique sur la base d’une poétique du signe, dans sa double réalité de signe verbal et de signe sacramentel .

notes :

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973.
P. RICOEUR, MV, 238, n. 2
P. RICOEUR, MV, 246 : « Le caractère iconique de la ressemblance doit être reformulé de façon que l’imagination devienne elle-même un moment proprement sémantique de l’énoncé métaphorique ».
J.L. MARION, L’idole et la distance, Paris, 1977, met en avant le concept de « distance », comme nécessaire à l’iconicité du sens, et s’oppose au processus d’idolâtrie qui est une réduction au semblable. Plus explicitement encore que chez Ricoeur, la théologie et l’esthétique sont convoqués chez Marion dans l’élaboration du processus de signification.
Ricoeur reprend cette distinction de Frege.
P. RICOEUR, « Le statut de ‘Vorstellung’ dans la philosophie hégélienne de la religion », Lectures III, Paris, 1994, pp. 41-62. L’a. traduit ainsi « Vorstellung », qu’il oppose significativement à « Begriff ».
P. RICOEUR, CC, 259 : l’a. parle du « double versant du signe » : « D’une part le signe n’est pas la chose, il est en retrait par rapport à elle et il engendre de ce fait un ordre nouveau qui s’ordonne à une intertextualité. D’autre part le signe désigne quelque chose, et il faut être extrêmement attentif à cette seconde fonction ».
P. RICOEUR, « L’expérience esthétique », CC, 257-279.
J.M BROHM & M. UHL, Arts, langage et herméneutique esthétique. Entretien avec P. Ricoeur. Première partie, in : www.philagora.net/philo-fac/ricoeur1.htm , pp. 6-7.
Ibid.
P. RICOEUR, Temps et récit III : Le temps raconté, Paris, 1985.
J.M BROHM & M. UHL, Arts, langage et herméneutique esthétique. Entretien avec P. Ricoeur. Deuxième partie, in www.philagora.net/philo-fac/ricoeur1.htm , p.5.
Ibid.
P. RICOEUR, Fragments, Paris, Seuil, 2007 : l’auteur refuse l’étiquette de « philosophe chrétien » (p. 107) ; il se définit plutôt comme « un chrétien d’expression philosophique » (p. 110).
En théologie : P. GISEL, L’excès du croire, Paris, 1990.
J.M BROHM & M. UHL, Arts, langage et herméneutique esthétique. Entretien avec P. Ricoeur. Première partie, in : www.philogora.net/philo-fac/ricoeur.htm , p. 4

Jérôme Cottin